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LES
VIERGES FOLLES
NOUVELLE EDITION
PARIS
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LES
VIERGES FOLLES
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PAR
ALPHONSE ESQUIROS
NOUVELLE KDITION
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PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE -ÉDITEUR
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE d'ORLÉaNS.
1873
Tous droits réservés )
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PRÉFACE DE LA ICILLE ÉDITION
Eli Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis d'Amérique, des esprits sérieux, des moralistes esti- més ont attiré l'attention publique sur le sujet qui est traité dans ce livre. Qui donc s'en est étonné? Qui donc s'est scandalisé de leurs' consciencieux efforts pour dénoncer le plus grand fléau des sociétés mo- dernes? Qui leur a reproché d'avoir mesuré la profon- deur de l'abîme dans lequel viennent s'engloutir les illusions de la jeunesse, les ressources morales de la civilisation, la force et la santé des générations nou- velles ?
Il faudrait qu'une société fût bien malade pour cher- cher dans la prostitution le rempart des bonnes mœurs. On rencontre pourtant chez nous des esprits attardés qui se résignent au fatahsme de l'antiquité païenne, à la loi de l'immolation. Si l'on devait les en croire, il faudrait ([u'il y eût dans le monde des
1
LES VIERGES FOLLES
filles perdues pour sauvegarder la vertu des femmes
honnêtes.
C'est contre cette opinion, disons mieux, contre ce désolant préjugé que s'élevait, dès 1840, l'auteur des Vierges folles. Ce livre a été écrit sous le règne de Louis-Philippe. Quelques détails matériels, qui étaient alors si- gnalés par diverses enquêtes, ne sont peut-être plus conformes à ce qui se passe aujourd'hui. Il n'importe: la question est restée la même. N'y a-t-il pas, en outre, quelque intérêt à comparer l'histoire des mœurs entre les deux époques, 1840 et 1813?
Sous le second Empire la prostitution s'est transfor- mée. Il y eut moins de filles pubhques en maison; il y eut beaucoup plus de filles libres. Sous des noms nouveaux, on vit éclore au grand jour des variétés nouvelles du vice. Les anciennes limites entre des catégories bien tranchées s'effacèrent sous le flot dé-' bordant de la hcence. On vit se répandre sur nos boulevards, sur nos places et nos promenades, dans nos cafés et nos établissements pubUcs, une nuée de femmes aux faux cheveux, aux fausses couleurs, éta- lant au grand soleil ou sous la lumière du gaz tous les oripeaux d'un luxe effronté. Ce n'était plus la pros- titution cachée, séquestrée, honteuse d'elle-même.
LES VIERGES FOLLES
C'était la débauche triomphante et levant partout la tête.
Qui oserait soutenir que cette corruption du dernier rèo-ne ait été étrangère à nos désastres ?
On raconte qu'avant que Paris ne lut assiégé, le o-énéral Trochu, voulant se débarrasser des bouches inutiles, fit arrêter une nuit sur les boulevards toutes les filles qui se livraient à l'exposition de leurs char- mes. Elles furent conduites dans la cour de la mairie du X^ arrondissement, où la police les garda jusqu'au point du jour. Les malheureuses étaient dans un état -déplorable. Aussi les premiers rayons du soleil levant éclairèrent des perruques défrisées, des joues dont le fard était tombé par plaques, des robes de moire fripées, des souUers de satin souillés de boue ; enfin tout le désordre d'une toilette consternée, flétrie. Le matin, dans cette cour, c'était le réveil après l'orgie ; c'était le lendemain de l'Empire.
Si la France tient à se régénérer, à reconquérir son rang parmi les nations, il faut qu'elle réfléchisse et qu'elle remonte à la cause de ses calamités. Cette cause est toute morale. Ce sont les esprits et les carac- tères qu'il faut retremper. C'est la conscience, c'est la di^-nitô humaine qu'il faut relever au milieu des ruines. S'est-on bien rendu compte de ce que perd chaque
LES VIERGES FOLLES
année la société à la dégradation de la femme? S'est- on demandé ce que la prostitution, ce ruisseau fangeux, enlève chaque année de forces vives à l'industrie, aux arts, à l'accroissement de la population ?
Fermer les yeux par insouciance sur les ravages d'un fléau, ce n'est point le moyen de le combattre; ignorer le mal par pudeur, c'est renoncer à la recher- che des remèdes qui pourraient le guérir.
Ayons au contraire le courage d'envisager l'ennemi en face.
On parle de décadence ; c'est le juste châtiment des peuples qui, confiants dans les gloires de leur passé, cherchent à dissimuler aux autres et à eux-mêmes les causes de ruine dont ils sont menacés. Que les timides se nourrissent d'illusions : quant à nous, cherchons la vérité, qui est le pain des forts. Osons lever le voile sur nos misères; descendons par l'étude dans les régions mortes de la société. C'est en interrogeant le cadavre que le médecin physiologiste découvre les lois de la vie.
Quelques esprits moroses ont paru se scandahser de l'indulgence avec laquelle l'auteur des Vierges folles appréciait, d'après le témoignage môme des enquêtes administratives, le caractère des iilles perdues. S'il a
LES VIKRGES FOI.T.KS
plaidé en leur faveur quelques circonstances atté- nuantes, il n'a jamais varié sur le principe.
Quiconque pratique le mal clans la société doit porter la responsabilité de ses actes.
Les filles publiques n'ont donc point à réclamer con- tre les lois de la morale ([u'elles ont outragées, contre l'autorité qui les surveille, contre l'opinion du genre humain qui les flétrit. Qui donc songe à faire l'apologie du vice et de la débauche? Qui oserait défendre la cause des prostituées, quand tout le monde sait que la prostitution est le tombeau de l'amour et de toutes les vertus sociales ?
Qui ne voudrait au contraire interdire aux généra- tions futures cet antre des plaisirs honteux et faciles, où l'homme, pour triompher de la femme, n'a besoin ni d'être jeune, ni d'être beau, ni de plaire : il lui suftit de compter ses écus. Plus on condamne un pareil état de choses, plus il importe de rechercher l'origine du mal, et plus aussi il y a intérêt pour la société à connaître exactement la situation des mallieureuses créatures qui vivent du déshonneur. Quand on tient a fermer une plaie dangereuse et profonde, il faut d'abor<l la sonder.
Quel est l'agent responsable de cet odieux traiic iira- tiqué sous diverses formes et assurant à l'homme qui
6 LES VIERGES FOLLES
paye la possession matérielle de la femme? — Est-ce la société?
L'état social d'un peuple représente toujours la somme d^^s progrès accomplis par les générations successives, les conquêtes de la civilisation sur l'état de nature, le travail accumulé des âges pour fonder un ordre moral. Imparfaite comme toutes les œuvres humaines, la société ne vit qu'à la condition de se réformer et de se transformer sans cesse. Elle n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était au dernier siècle ; elle ne sera pas dans cent ans ce qu'elle est aujour- d'hui. On peut lui demander des institutions nouvel- les, une protection plus efficace du faible contre le fort, une conception plus élevée des droits et des devoirs, mais cet ordre fondé sur la loi et sur le con- sentement du plus grand nombre, qui de nous aurait intérêt à le renverser? N'accusons donc point la société; accusons les obstacles qui s'opposent malgré elle au développement de la dignité humaine et de la jus- tice. Pour vaincre ces obstacles, que faut-il? l'union dr-s j)ens(.'urs et des hommes de bonne volonté. C'est à l'inilialive personnelle, c'est à la lijjcrté d'examen et de discussion, c'est à la conscience de chacun qu'appar- tient la recherche des moyens les plus pratiques pour réduire la misère et limiter la prostitution.
5 janvier 187o.
PRÉFACE DE 1844
La troisième édition de cet ouvrage était datée de la prison de Sainte-Pélagie ; nous en sommes sorti, après avoir acquitté l'amende et les frais de jus- tice ; le tout s'élevait à la somme de six cent seize francs soixante et quinze centimes, dont il nous a été donné quittance. Le texte dit : « payé pour solde par le sieur E... et de ses deniers. » Nous jouissons donc du double avantage d'être libre et de ne devoir rien à personne.
Redevenu après ce que nous étions avant, nous sommes rentré dans la littérature, c'est-à-dire dans le parti des idées. Nous croyons encore à l'affranchis- sement des classes inférieures par la diffusion des lu- mières. Le présent nous afflige; nous continuons à voir dans un coin de notre société un état de choses sans nom qui asservit la conscience pai' le besoin et ne laisse trop souvent à la femme dans les classes
8 LES VIERGES FOLLES
pauvres que la liberté de se vendre. Un tel désordre ne peut durer toujours, mais il ne faut pas s'abuser sur les moyens qui doivent préparer l'avènement de destinées meilleures : frappé des maux qu'entraîne la situation présente, nous avons pu nous livrer dans le premier mouvement à des éclats d'indignation et comp- ter un instant sur la main de la force pour détruire des abus imposés par la force. Aujourd'hui, recon- naissons que la liberté, pour l'homme comme pour la femme, se réalisera dans le monde, au moyen du travail, de l'économie et des droits politiques dont une volonté ferme, soutenue par le sentiment du devoir, les mettra l'un et l'autre en possession.
Les Vierges folles étaient publiées depuis long- temps, lorsqu'un romancier, homme de réputation et de talent, eut Iheureuse idée de mettre en action dans un livre les dramatiques souffrances d'une classe té- nébreuse vivant en dehors de la société. Un immense succès accueillit cette œuvre d'imagination, qui était en même temps un acte de courage. La lecture des Mystères de Paris, quoi qu'on en dise, a été utile : lever le voile (jui couvre nos plaies sociales, c'est appeler le remède qui doit les guérir. Ce roman, si décrié, a rendu plus de services à la cause de l'humanité ({ue certains gi'ands journaux, dont le métier
i>ES vip:rges foij.es
est de vivre à la charge du peuple et de garder le silence sur ses besoins.
Nous ne dirons qu'un mot de cette nouvelle édition des Vierges folles. C'est la cinquième fois que cet ouvrage sort de dessous la presse. Nous avouons qu'en le mettant au jour, nous ne comptions guère sur la durée d'un succès qui paraît s'accroître d'année en année. L'hypocrisie, la mauvaise foi ont bien aussi déchaîné contre ce livre de sournoises critiques. Un journal catholique, plutôt fait pour discréditer le ca- tholicisme que pour le défendre , a charitablement requis contre les Vierges folles les anathèmes et les saintes foudres du Vatican. On a fait semblant d'y voir une réhabilitation des prostituées. Nous pour- rions confondre d'un mot les auteurs de ces calomnies ; nous aimons mieux leur infliger notre silence. L'oubli, l'obscurité, l'impuissance de nuire, voilà le seul châti- ment qui leur convienne et qui les punisse comme ils le méritent.
En politique, en morale, en religion, nous n'avons jamais fait que défendre notre conscience contre les doctrines absolues et intolérantes. Nous ne prêchons ni l'immoralité, ni l'indépendance de la femme, nous voulons seulement repousser d'elle les servitudes et
les outrages dont la main de la nécessité accable trop
1.
10 LES VIERGES FOLLES
souvent les faibles. Tout en attribuant dans certain cas le sort des prostituées au besoin de vivre ou même à des défauts personnels, nous n'entendons en aucune sorte relever une condition qui est sans excuse. Si ce petit livre a un but, comme nous le croyons, il tend à la réforme et non à la réhabilitation des filles publiques.
Xous avons jugé qu'il était utile d'augmenter cette édition, afin de tenir les Vierges folles au courant des faits et des idées dans un temps où le livre de la veille est rarement le livre du lendemain. Rien, du reste, n'a été dérangé aux intentions morales de cet écrit : ra- mener dans notre société la bienveillance et le respect de la femme, préserver quelques pauvres filles du ma], retirer doucement et charitablement la prostituée de l'abîme où elle a glissé par mégarde ou par tenta- tion.
Nous protestons d'avance contre toute interprétation malveillante. C"est un travers ancien mais injuste d'at- tribuer à un auteur les mœurs du sujet (|u'il traite : à ce compte, le doux Racine serait, depuis sa tragédie de Phèdre, un monstre fort condamnable, et le chaste Boileau lui-même aurait dérobé à Pbilis des baisers trr's-com])romoltants. Xous connaissions d'avance les perfides insinuations et les railleries auxquelles nous
LES VIERGES FOLLES 11
exposait, SOUS ce rapport, le sujet des Vierges folles ; mais nous n'avons pas reculé un seul instant devant une tâche que rehaussait à nos yeux la religion du devoir. Quand on se sent soutenu par une idée juste et pure, on peut traverser sans crainte l'histoire du vice comme le cygne qui fend l'écume de l'eau sans souiller la plume de ses ailes.
Paris, 10 décembre 1844.
LES
VIEEGES FOLLES
LIVRE I.
DE LA CONDITION DE LA FEMME DANS NOTRE SOCIÉTÉ.
Nous ne sommes pas, disons-le tout de suite, de ceux qui réclament pour la femme dans la société une position semblable à celle de l'homme ; nous sou- tenons que son éducation présente s'y oppose ; nous croyons môme qu'il y a entre l'homme et la femme des différences organiques et naturelles que celle-ci ne pourra jamais franchir. D'un autre côté, tout en
14 LES VIERGES FOLLES
reconnaissant ce que la confusion des rôles pourrait avoir de funeste, nous n'admettons pas non plus que la femme doive être la vassale de son mari. Nous demandons pour elle l'égalité des droits et des devoirs dans la diversité des fonctions.
La femme est plus dépendante que l'homme de sa condition sociale.
Les femmes du monde, riches, jeunes, bien élevées, trouvent en général dans les agréments de leur per- sonne et surtout dans la galanterie française, si déh- cate sur ce point, des armes contre le pouvoir de ceux qui manient les intérêts pubhcs. Souvent même sa faiblesse devient pour elles une source de domina- tion. Il n'est pas rare en effet de voir dans le monde des affaires importantes conduites par des femmes et amenées par elles au succès, dans des circonstances difficiles oi^i les hommes les plus influents auraient échoué. Quoique la loi se montre rigide envers les femmes en leur enlevant la gestion de leurs biens et en les condamnant plus sévèrement que l'homme dans le cas d'adultère, plusieurs trouvent encore dans les ressources de leur nature et dans la puissance de l'opinion, si favorable en France au beau sexe, les moyens do s'élever pour le moins à notre niveau.
Le joli mot de Beaumarchais que la femme est traître en mineure pour ses Liens, en majeure pour ses fautes, vrai devant la loi civile, ne l'est plus autant devant les usages du mo^ide. Elle a reçu de la nature et do l'éducation, en bien des cas, le secret de se
LES VIERGES FOLLES 15
faire pardonner ces fautes si rigoureusement punies, ou, le plus souvent encore, l'adresse de les dissimuler. Quant à ses biens, si elle n'en a pas la libre jouis- sance, ce qui serait fréquemment pour elle une cause de ruine, elle a du moins l'art d'obtenir de l'homme tous les objets de sa fantaisie, et cet art se trouve rarement en défaut. On peut donc dire, sans vouloir pour cela faire l'apologie d'un ordre de choses, blâ- mable et défectueux peut-être à certains égards, que la subordination de la femme placée dans un rang élevé lui. laisse une voie secrète de liberté, souvent me me de préséance.
Chez la femme du peuple, rien de semblable. — Elle ne trouve ni en elle-même, ni dans l'opinion des ho mmes plus ou moins incultes qui l'entourent, ces armes morales qui, entre les mains des déesses du grand monde, résistent si bien à la force physique d'un maître. La lutte étant placée cette fois sur un terrain tout positif, elle ne peut manquer d'y avoir le désavantage. Nous n'entendons pas dire que toutes les filles du peuple soient dépourvues des moyens de plaire ; il y a des exceptions nombreuses ; mais en général elles manquent des ornements de l'esprit et de l'éducation qui ajoutent tant de charmes à la nature.
Livrée à des travaux manuels qui la déforment ou à une besogne d'aiguille qui la fait sécher d'ennui, la fille du peuple perd rapidement ces fleurs de beauté, qui, à défaut d'autres avantages, auraient pu lui assurer
16 LES VIERGES FOLLES
dans le monde une position heureuse. Les lois elles charges qui pèsent sur elle sont les mêmes, — à la misère près, — mais ces charges, elle ne trouve ni dans sa personne ni dans son éducation le secret de les décliner. Nous disons donc que le sort de la femme prolétaire est, comparativement à celui des autres femmes, dans une proportion beaucoup plus inégale que la condition des hommes entre eux.
C'est sur le terrain du travail que l'infériorité de l'un des deux sexes se prononce d'une manière attris- tante. L'ouvrier gagne, terme moyen, trois francs par jour ; l'ouvrière gagne, en général un franc (1). La journée de la femme est donc de deux tiers moins rétri- buée que celle de l'homme. On objecte à cela que ses moyens sont moins productifs et ses besoins monis grands. Sans doute la femme produit et consomme moins que l'homme ; mais nous ne croyons pas que cette différence soit dans la proportion de deux tiers, et ensuite sa nature phis délicate exige certaines dou- ceurs de la vie auxquelles l'exiguïté du gain refuse absolument de satisfaire.
Les femmes, et surtout un certain ordre de femmes que nous avons ici spécialement en vue, mettent le superflu beaucoup au-dessus du nécessaire. Elles
(1) CechiflVc ct:iil exact en 18-4i ; s'il ne l'est plus aujourd'hui, il faut tenir compte de l'augmentation dans le prix des denrées, et l'on reconnaîtra qu'en somme les choses n'ont point beaucoup changé.
l.ES VIERGES FOLLES il
y
manquent quelquefois de chemises et de bas, mais elles ont presque toujours un bonnet de mousseline avec des fleurs ; elles se privent volontiers de pain ; mais il faut qu'elles mangent de temps en temps des brioches. Ces goûts sont dans leur nature ; tous les raisonnements du monde ne les en corrigeraient pas. Les jeunes fdles riches en sont quittes pour quelques réprimandes ; mais la coquetterie ou la gour- mandise, devient pour les fdles pauvres un sujet perpétuel de souffrance et de tentation qui les pré- dispose souvent à une chute.
C'est dans les cas de gêne et les temps de chô- mage que la femme prolétaire a un énorme désavan- tage vis-à-vis de l'homme. L'ouvrier, sans, avoir d'argent, trouve provisoirement à se loger, à se vêtir, et quelquefois même à se nourrir. L'ouvrière ne ren- contre guère rien de semblable. Le propriétaire lui refuse la chambre ou la mansarde sous les toits, si elle n'en acquitte d'avance le loyer ; le magasin de nouveautés veut être payé sur l'heure de la robe d'indienne, et le boulanger n'entend pas raillerie sur la taille. D'où vient cette différence? De ce que le travail à venir de l'homme, être fort et productif, est une sorte de valeur qui s'escompte quelquefois, tandis que celui de la femme, être faible et mal payé, n'inspire aucune confiance. C'est un papier qui n'a pas cours dans le commerce.
Il existe d'ailleurs une loi qui régit dans le monde les crédits, loi singulière qui tourne comme toujours
18 I.ES VIERGES FOLLES
au détriment du faible, et en vertu de laquelle le luxe est bien plus favorisé que le besoin. Un jeune homme de bonnes manières peut quelque temps se meubler à Paris et se vêtir avec élégance sans délier les cordons de sa bourse, mais il lui est plus difficile de vivre. Le crédit s'applique plutôt au superflu qu'au nécessaire. Il est moins mal aisé de devoir à son tailleur un habit qu'une veste ; on obtient plus volontiers à crédit des bottes vernies que des souliers, et tel dîne à vingt francs par tête qui ne dînerait point sans payer comptant à quatorze sous. Le pauvre est celui de tous qui soit le plus forcé d'avoir de l'argent.
11 est donc naturel que , dans la pratique de la vie, la femme, qui aurait le plus souvent besoin de crédit, soit précisément celle qui en trouve le moins. Au reste, c'est toujours la même loi : jeune et jolie, elle se procurera plus facilement à crédit un chapeau à plumes ({u'un bonnet, un cachemire qu'un fichu, une robe de velours c[u'une blouse en cotonnade. Toutefois, pour inspirer quelque contiance aux fournisseurs , il faut bien qu'elle se g irde d'être vertueuse : autrement ils l'estimeraient peut-être, mais à coup sûr ils ne lui vendraient rien sur parole.
La bonne conduite est, pour la femme, le plus grand obstacle à se tirer d'emjjarras. Si, en effet, proprié- taires et fournisseurs se décident quelquefois à risquer le loyer de leur appartement ou leur marchandise vis- à-vis d'une actrice, d'une musiciemie ou d'une jeune lille à la mode, c'est iju'ils espèrent toujours en un
LES VIERGae FOLLES 19
entreteneur. On place ainsi volontiers son ai'gent à in- térêt sur la mauvaise réputation des femmes, mais rarement sur la bonne.
La vertu n'a donc pour elle d'autre prime d'en- couragement, dans le cas de misère, que la méfiance et la suspicion qu'elle traîne généralement à sa suite. Gomment de jeunes filles pauvres et attrayantes pas- seront-elles maintenant sans faillir ces jours de crise oii le travail manque, où la séduction rôde autour d'elles avec des promesses? Quel danger ne court point en pareil cas leur innocence, si dénuée de res- sources et si habilement attaquée ! Les tentations du vice se multiplient en effet et se présentent sous des images d'autant plus entraînantes que la femme est plus affaiblie par la lutte . Soucieuse , atterrée, elle cède par désespoir en de telles occasions à des ren- contres funestes qui sauvent son état, son mobilier, sa vie même, mais qui perdent son âme.
Ce jugement sur la condition mauvaise de la femme dans la société actuelle n'est malheureusement pas le nôtre : c'est celui de tous les économistes, même les plus dévoués au maintien de nos ins- titutions. « Le sort de la femme libre, dans la classe pauvre, dit M. Frégier, chef de bureau à la préfecture de la Seine, est précaire, humiliant et misérable. »
De ce témoignage, qui n'a d'autre valeur que la po- sition administrative de l'écrivain, rapprochons le senti- ment d'unjeune publiciste fort distingué. « Le ûiit, dit-il, le. plus remarquable et le plus triste en mêrnetemi)S,
20 I.KS VIKIIGKS FGI.I.KS
c'est le nombre disproportionné des femnes indigentes comparé à celui des hommes. Il est presque généra- lement une fois plus élevé. Dans notre société, la femme a beaucoup plus de peine à vivre que l'homme, bien qu'elle ait moins de besoins et des habitudes gé- néralement plus sobres. Nous ne voulons point faire de déclamation sentimentale, mais un tel résultat n'est- il pas déplorable ? La condition de la femme pauvre, de la femme ouvrière est aft'reuse. Son travail, moins assuré que celui de l'homme, est aussi moins rétribué. Elle n'est pas moins habile, elle est plus faible. Seule, il lui est presque impossible de subvenir à ses besoins; il faut que Tliomme s'associe à elle, et lui accorde sur ses salaires un supplément indispensable. Quand elle est jeune, elle ne manque guère d'appui ; si un ma- riage légitime ne l'unit pas à un époux, le vice se charge toujours de lui payer une subvention d'autant plus large qu'elle est plus honteuse. Plus tard, quand sa jeunesse est passée, elle reste seule à porter sa misère, et le poids est trop lourd pour ses forces. Le 12*^ arrondissement, porté au tableau pour un total de 11,357 indigents, compte sur ce nombre 4,643 femmes adultes! Le tableau lui-même prouve (fue ce fait a sa cause dans la condition économi(pie de la femme; car la disproportion entre les indigents des deux sexes est beaucoup jikis faible parmi les enfants (pie parmi les adultes. Les petites filles indigentes sont aux garçons connue 20 est à 19, tandis ((ue les fenunes adultes in- digentes sont aux hommes comme 4G est à 27. »
LES VIERGES FOLLES 21
(De In- misère des classes laborieuses, par Buret, 1. 1, page 268.)
Qui s'étonnerait de ce triste état de choses si l'on tient compte du peu de carrières ouvertes à l'activité des femmes, de l'éducation qu'elles reçoivent et des faibles chances ([u'elles ont de se procurer des moyens honorables d'existence?
II
J'avais longtemps douté que la misère allât jusqu'à pousser les jeunes filles à vendre leurs cheveux; mais le hasard m'a confirmé ce fait d'une manière certaine. Au moment oii j 'entrais chez un coiffeur, j e vis sortir une enfant de seize ans qui détournait la tète comme pour pleurer. Je la suivis. Après quelques détours de rues, elle entra dans une allée sombre et humide où je la perdis entièrement de vue. Revenu chez le coiffeur, je trouvai sur le comptoir deux épaisses touffes de cheveux blonds. L'homme causait à demi-voix avec sa femme : « C'est de la très-belle marchandise, disait- il ! Je viens de les acheter 6 francs ; une bonne af- faire! » Et, en parlant ainsi, il chiffonnait sous ses doigts les cheveux doux et souples, qui se tordaient en rephs abondants. Quand il eut bien contemplé son acqiiisilion, qu'il en eut reconnu de nouveau la valeur par le toucher, il l'enferma et l'exposa avec orgueil dans une montre. Je ne pus m'empêcher de frémir en
LES VIERGES FOLLES
songeant que ces cheveux étalés sous \ erre dans cette boutique étaient peut-être pour cette jeune fille le dernier sacrifice de la pudeur sur les autels de la faim .
Anciennement, les Gauloises entretenaient de leurs belles chevelures la tète des femmes romaines : c'était un tribut prélevé par la nation victorieuse sur la nation soumise.
Les femmes constituent la portion la plus malheu- reuse et la plus maltraitée de la classe pauvre. « Nous avons vu dans l'étude de la misère parisienne, dit encore M. Buret, que la proportion des femmes in- digentes dépasse de beaucoup celle des hommes. La femme est, industriellement parlant, un travailleur imparfait. Si l'homme n'ajoute pas son gain au salaire insuffisant de sa compagne, le sexe seul constituera pour elle une cause de misère (1). » L'isolement étant, comme on le voit, la source du déplorable état des femmes, il est naturel qu'elles cherchent à détruire cette cause de misère en contractant des liaisons qui les affermissent et les fortifient contre le besoin. La plupart de ces malheureuses sont forcées, pour vivre^ de se rattacher à un homme.
Sans doute il serait à désirer que ces attachements revêtissent toujours une forme stable et régulière. Mais, hélas ! l'état de dénûmént oi^i se trouvent les femmes, ({uand il s'agit de constituer l'union des
(Ij T. II, p. :i'i3.
LES VIERGES FOLLES " 23
sexes, est lui-même un obstacle au mariage ; « la cause véritable et déterminante de la propagation du concu- binage, dans les classes ouvrières, c'est le défaut d'ar- gent, soit pour se procurer les pièces exigées par l'autorité, de chaque couple ayant l'intention de se marier, soit pour payer les frais de célébration de mariage civil et religieux, soit enfm pour se vêtir con- venablement et faire la noce (1). »
On voit donc que, pour beaucoup d'entre celles qui vivent avec des hommes en dehors du sacrement et des formes légales, ce désordre a été, dès le commen- cement, la suite de circonstances indépendantes de leur volonté. Il est assez rare qu'on revienne plus tard sur la tache originelle de telles liaisons, et qu'on cher- che à l'effacer par un mariage rétrospectif. L'habitude, la licence, le plus souvent encore l'affaiblissement des passions, tout s'entend pour éterniser le provisoire. Les économistes assignent aux haisons irrégulières une autre cause décisive : c'est le dégoût qu'une fa- mille naissante inspire à l'homme pour les obHgations du mariage. N'entendons-nous pas dire chaque jour aux ouvriers mariés, dont le travail suffit très-diffici- lement aux charges du ménage et à l'éducation des enfants : Ohî si c'était à refaire, je ne m'établirais pas ! — Mot terrible 1
Quelle conclusion tirer d'un pareil état de choses?
Convient-il de s'irriter contre ce qui est? Les ana-
(1) Des clauses dangereuses, par Frégier, t. II, p. 156.
24 LES VIERGES FOLLES
thèmes, les déclamations ne changeraient absolument rien à la situation présente. La société repose sur des lois qui peuvent sans doute se modilier avec le temps, mais ({ui n'obéissent point aux caprices du premier venu.
11 y faut l'étude et le concours de tous, il y faut les lumières de la science ; or, la science ne s'indi- gne point, elle cherche. Il y a certes telle forme de gouvernement plus favorable que telle autre à la produc- tion et à la juste répartition des richesses; mais pour- tant qu'on ne se nourrisse pas de chimères ni d'illu- sions dangereuses ! Demander à un gouvernement quel qu'il soit de faire la prospérité publique, serait aussi absurde et aussi injuste que de lui demander dé faire la pluie ou le beau temps. L'État n'est point une providence, l'Etat n'est point un sauveur. 11 peut bien protéger certains intérêts matériels et assurer l'ordre, la paix, la liberté ; mais là doit s'arrêter son intervention. Quant à la force, elle est impuissante à réduire des obstacles qui résident surtout dans des causes morales et dans la nature même des transac- tions humaines.
C'est tout aussi vainement que les filles déchues voudraient écliapper aux conséquences de leur faute et qu'elles s'en prendraient aux femmes honnêtes de la ré- probation qui les atteint. Les femmes vertueuses n'ont rien dérobé à leurs sœurs égarées : elles ont seulement choisi hi meilleure part. Que deviendrait la société sans ces chastes vestales, ces matrones dignes des tradi-
LES VIERGES FOLLES
tions de l'antiquité, qui conservent chez nous la flamme pure et sacrée de l'amour, l'honneur de la race, l'in- tégrité du toit domestique? Que les travailleuses elles- mêmes ne lancent point un regard de haine et de jalousie sur ce qu'elles appellent les femmes oisives î Cette oisiveté n'est souvent qu'apparente. La femme mariée a ses enfants qu'il lui faut nourrir et élever, un mari dont elle do\t étudier les goûts, une maison à conduire, des services à rendre, des misères à sou- lager, mille devoirs à remplir. Il serait également in- juste de rabaisser le mérite des femmes honnêtes sous prétexte que toutes n'ont point été exposées aux mau- vais conseils de la faim et de la misère. Les tenta- tions, d'un autre genre, il est vrai, ne leur ont point été épargnées. En haut, en bas, au milieu de l'échelle sociale, la vertu de la femme ne se maintient haute et pure que par la lutte, la résistance et le sacrifice.
D'un autre côté je plaindrais une société oii le dédain du vice serait la seule sauvegarde de la morale. Don- nons à la vertu des motifs plus nobles et plus désin- téressés que la crainte du déshonneur. L'ironie, l'in- sulte , le sarcasme que nous jetons sur de malheu- reuses créatures, bien loin de les améliorer, les rendent, au contraire, stériles pour le bien. Ces amers outrages produisent l'effet du sel qu'on semait autre- fois sur les terrains condamnés et qui empêchait toute bonne herbe d'y croître.
Il y a deux sentiments qu'il faut éteindre, c'est l'en-
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vie dans le cœur des filles perdues et le mépris dans l'âme des femmes honnêtes.
A quoi bon ce mépris, ma jeune puritaine ?
Espérons que jamais, la fortune incertaine
Ne changera vos jours tissus de soie et d'or,
En des plaisirs maudits et plus tristes encor.
Paris n'a pas de lin ni de blonde assez fine
Pour toucher votre peau blanche comme l'hermine.
A vous tous les rayons et les fleurs du printemps ;
Les lis sur votre joue ont fêté vos vingt ans ;
Vous attendez en paix, fille, qu'on vous marie;
La coupe de l'enfance est à peine tarie
Que .déjà vous prenez votre place au festin.
Que vous goûtez aux mets les meilleurs du destin :
Vous avez tant de jeux, de voluptés permises
Que, pour charmer vos jours et vos nuits insoumises,
Vous n'avez pas besoin, sur un chemin fatal,
De fouiller plus avant et de descendre au mal.
Mais elle ! quel destin et quelle solitude !
En son cœur quel démon de vague inquiétude! ^
Toute jeune, sa dent mordit aux fruits amers,
Et sa main a cherché la perle au fond des mers !
Elle est très-belle aussi : mais le vent, chaque année.
Fait tomber une fleur de sa této fanée ;
Elle a vieilli par l'âge, hélas ! et par l'affront ;
Les chagrins ont marqué des rides sur son front;
Le pain manqua souvent à sa jeunesse avide ;
Le dur travail ne mit qu'ombre dans sa main vide ;
Elle doute du bien et ne croit point au ciel;
La coupe des plaisirs aux bords frottés de miel
Jamais ne s'apiwocha de ses lèvres rieuses.
Et la lampe éclaira ses nuits laborieuses.
Ne vous étonnez pas, ayant autant souffert.
Qu'elle ait pris le premier bonheur qui s'est offert;
Ne vous étonnez pas si, parmi les ruines,
La main ensanglantée aux touffes des épines,
Sur le chemin aride, en se penchant un jour,
Comme une fleur des champs elle a cueilli l'amour.
LES YIERGES FOLLES 27
Avant d'entrer dans les détails sur la condition mo- rale des femmes, qu'on nous permette une réflexion.
Toute enquête, qu'elle soit ouverte par le gouverne- ment ou par les économistes, n'embrasse jamais qu'un côté de la question sociale. Elle signale plutôt le mal que le bien, plutôt l'accident que la règle. Il faut donc se tenir sur la réserve et ne point attribuer à tous ce qui est le fait de quelques-uns. Tout en appelant l'attention sur les causes . d'immoralité qui s'attachent trop souvent à la misère et à l'ignorance, gardons-nous bien de calomnier la classe ouvrière. C'est dans le peuple qu'on trouve à cha({ue instant l'exemple des vertus domestiques. Do ces ménages pauvres, au seuil desquels veillent l'honneur scrupu- leux du père de famille et la vertu de la femme, sortent les soldats qui défeiident le pays, ■'les ouvriers qui fécondent l'industrie, les inventeurs qui ajoutent des machines à la puissance de nos organes , très souvent même les hautes intelligences qui cultivent les arts , les sciences , la littérature. Élevées à la forte école du travail et du devoir, les jeunes filles font plus tard des mères qui vivent pour leurs enfants, des épouses fldèles qui adoucissent par leiu\s soins et leur dévouement à leur mari toute une existence de lal)eur et de privations. Tel est le tableau consolant (ju'il faut opposer à la peinture également vraie du vice et de la débauclie.
DE L'ÉTAT MORAL DES FEMMES DANS LES CLASSES LABORIEUSES.
Les ouvrières. — Les filles de boutique. — Les filles de théâtre.— Les modèles.— Les servantes.
I
Les ouvri(^-es considérées en masse offrent à Paris deux divisions bien tranchées : celles qui sont atta- chées à des maisons particulières, des boutiques ou des ateliers, et celles qui s'emploient dans les filatures ou les fabriques.
Les travaux auxquels se livrent les ouvrières de la première catégorie nous présentent la plus grande variété. Les unes font éclore sous leurs doigts de frais bou({uets artiliciels, ce sont les fleuristes ; d'autres colorient au pinceau les gravures étalées chez les marchands, ce sont les enlumineuses ; celles-ci conduisent l'aiguille dans la batiste découpée avec art , ce sont les lingères ; celles-là soufllent en quelque sorte sous leurs petites mains adroites et lé-
LES VIERGES FOLLES 29
gères (le frêles chapeaux de paille ou rie satin, ce sont les modistes ; on en voit qui repassent au fer tiède les linges soigneusement trempés et purifiés à l'eau, ce sont les blanchisseuses ; il y en a qui sèment avec de la soie des bouquets précieux sur des voiles de dentelle ou des étol'fes de velours , ce sont les l)ro- deuses. Ajoutons à tous ces travaux mille autres ta- ches jo]umalières dont vivent les jeunes fdles, et nous concevrons quelle large place tiennent les ouvrières dans notre société.
Parmi ces ouvrières, quelques-unes travaillent seu- lement pour leur entretien ; la maison paternelle leur fournissant la nourriture et le couvert, elles ne de- mandent à l'aiguille que les moyens de satisfaire leur coquetterie. Le gain de la semaine leur représente des agréments d'amour-propre, comme une lleur de plus à leur chapeau, des gants frais et une robe neuve. Le travail n'est pour elles qu'un délassement à l'oisiveté. Ces jeunes filles se trouvant dans des circonstances faciles et heureuses pour résister au mal, nous n'avons point à nous préoccuper de leur sort. Si elles tom- bent, la faute en est à leur nature molle ou passionnée ; elles ne sauraient du moins accuser une condition sociale où le labeur lui-même s'offre à elles soulagé des durs besoins de la vie.
D'autres, au contraire, sont obligées de tirer de leiu's doigts le pain de chaque jour, le feu^ pendant l'hiver, le toit pour s'abriter et la robe pour se couvrir. Celles-là vivent sous la menace perpétuelle du besoin.
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Une voix leur crie, quand elles s'éveillent au matin, toutes lasses et tout engourdies encore des œuvres de la veille : Lève-toi et travaille, sinon tu ne mangeras pas! — Le labeur ou la faim, voilà le choix terriblt-que leur laisse la nécessité. Et quel travail, grand Dieu! Elles passent souvent plusieurs nuits de suite à des tâ- ches ingrates et abrutissantes qui les épuisent au moral comme au physique ; aucune distraction de lecture ou de promenade ne renouvelle leurs forces abattues. Il n'y a pour ces malheureuses ni ciel, ni nature, ni douce oisiveté du dimanche ; sans cesse la tête penchée sur leur ouvrage, elles poussent une aiguille éternelle qui ne s'endort pas plus dans leur main toujours en mou- vement que l'aiguille de l'horloge sous Tinexoi'able doigt du temps.
Les ateliers de femmes sont pleins de sujets que leurs facultés innées appelleraient à d'autres travaux que ceux de la couture, mais qui, sous notre régime acfuel, ne sont, aux yeux de leurs maîtresses, que des aiguilles vivantes dont on tire le plus d'ouvrage pos- sible et à moins de frais possibles. Ces malheureuses font leur tâche pour vivre, sans goût, sans amour, la rage au cœur.
Encore si ce travail éternel, imposé par le besoin, travail sans relâche, sans attrait comme sans variété, rapportait un gain convenable ! Mais tout le monde sait (jue le salaire attaché aux ouvrages de femmes est presque toujours insuffisant. Mal payées, elles manquent dos élénimis de l)ion-ètre et d'émulation qui
LES VIERGES FOLLES 31
excitent les forces humaines. Ln pauvreté de leur toilette les fait rougir, le loyer de leur petite chambre est en souffrance et le propriétaire menace. Quelques- unes travaillent et jeûnent. Presque toutes, vers la hn du mois ou de la semaine, redoublent d'ardeur à l'ou- vrage pour éteindre quelques dettes criardes. Ce qu'il y a de souffrances inconnues , de dures privations, de soupirs amers , sous ces toits délaissés , à ces petites fenêtres mornes oii veille moitié de la nuit une chandelle allumée, ne peut se raconter: il faut voir ces yeux rougis par le travail , ces petits doigts tout rudes et tout picotés par la tète de l'aiguille, ces joues amaigries , ces fronts d'une pâleur maladive, ces lèvres gercées, ces hgures atteintes dans toute la fraîcheur de leur printemps par les si- gnes avant- coureurs de l'automne, pour se faire une juste idée du sort des ouvrières.
Qu'est-ce qu'un métier de femme? Tout juste un moyen honnête pour ne pas mourh' de faim.
La plupart des objets de pacotille étalés dans ie«> magasins de second ou de troisième ordre ont été con- fectionnés presque pour rien par des femmes soumises à la nécessité. Ces malheureuses, dans les temps de crise, aux approches du terme de leur loyer ou de la saison d'hiver, vendent leurs forces et leurs meubles au rabais : leurs forces à l'atelier, et leurs meubles a l'hôtel BuUion.
Heureuses encore quand le besoin- de trouver du travail ne les expose point à d'odieuses tentations !
32 LES VIERGES FOLLES
« On assure qu'à Lyon, dit M. Buret, les commis des négociants, qui sont les intermédiaires des commandes, les dispensateurs d'ouvrage, auraient imposé plus d'une fois des conditions déshonorantes pour prix du travail qu'ils accordaient, dans des moments où il y en avait très peu, à des femmes, à des iilles d'ouvriers, ou bien s'en seraient vantés avec impudence (1). »>
Si du moins l'ouvrière traitait directement avec le marchand! Mais il y a le plus souvent entre elle et lui toute une série intermédiaire d'exploitants ou d'exploi- teuses qui profitent de leurs avances de fonds pour prélever un bénéfice sur son ouvrage. Il en résulte alors que la main où reste en dernier lieu la rétribu- tion la plus faible est présisément celle qui s'est éver- tuée à produire. Par le temps qui court le meilleur moyen de gagner de l'argent, c'est d'en avoir.
Tous les commerces de femmes sont d'ailleurs en proie à ces revendeuses qu'un auteur moderne nomme avec raison les parasites du petit négoce, et dont l'industrie devient pour les travailleuses une nouvelle source do misère, en faisant baisser le prix de la fa- brication.
On voit donc ([uolles chances dures et pénibles les filles du peuple ont à combattre pour se maintenir ; mais ce sacrifice do tous les plaisirs de la jeunesse, ce labeur forcé, infertile, continuel, rapporte-t-il du moins en
(1) Burct, t, II. i>. ID3.
LES VIERGKS FOLLES 83
lionneiir et en considération dans le monde ce qu'il coûte à l'ouvrière ? Non, vraiment. L'opinion publique, cette reine du monde, selon Pascal, est ainsi faite : celles qu'elle estime le moins sont précisément celles qui rendent le plus de services. On en est même venu à rougir du travail manuel. Une jeune tille qu'on rencontre par hasard dans le monde met un faux amour-propre à répondre, si on l'interroge sur son métier, qu'elle n'en a pas, qu'elle ne fait rien. L'oisi- veté est devenue un signe d'aristocratie, quand elle devrait être un sujet de honte.
Dans un pareil état de choses, (p.ie deviendra la fille du peuple, jjeune et jolie, entourée de toutes les sé- ductions d'une grande ville? — Il y en a qui résistent, direz-vous; sans doute, mais c'est de leur part un vé- ritable héroïsme ; souvent cette résistance leur de- mande tant d'efforts sur elles-mêmes, que certaines- y laissent courageusement leur vie. Elles n'ont guère eu à choisir qu'entre la couche du vice ou le lit de pierre de la Morgue.
Or, l'héroïsme implique une force d'âme peu com- mune qu'on ne saurait exiger de toutes les natures; la plupart des filles du peuple sont d'une vertu ordi- naire, et beaucoup d'entre elles succombent. Voilà l'état des choses, voilà le mal.
Ceux qui, par des raisons faciles à deviner, préten- draient nier l'influence du milieu social, et surtout l'inlluence de la misère surle mauvais état des mœurs, iraient contre l'expérience et môme contre les aveux
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du gouvernement. Un rapport de police constate qu'en l'hiver de 1830, le travail ayant manqué dans les ate- liers de femmes à la suite des commotions imprimées au commerce par les grandes luttes politiques, le nombre des llUes débauchées s'accrut dans une proportion démesurée. Dans les années suivantes, les causes qui provoquaient ce désordre ayant cessé, l'excès du mal cessa également, et le libertinage rentra peu à peu dans son état normal.
L'influence sur nos fautes et nos égarements de causes étrangères au libre-arbitre est un fait que les tribunaux eux-mêmes arrivent de nos jours à consa- crer par l'admission des circonstances atténuantes :* ils reconnaissent que l'homme et la femme peuvent être placés dans un ordre de choses tel que, l'occasion aidant, ils sont plus ©u moins coupables en violant la loi.
Un homme prend un pain dans la hotte d'un bou- langer : c'est un voleur ; oui, mais cet homme n'a pas mangé depuis trois jours: circonstance atténuante! Une fille se livre à un homme: c'est une débauchée ; oui, mais elle est tombée dans le mal par suite du manque de travail ou d'éducation : circonstance atté- nuante! Or, qu'est-ce à dire, sinon que la société, danscertnins cas, est complice involontaire des fautes que commettent ses enfants ?
Si nous ]'a menons maintenant ces réflexions aux ouvrières, nous verrons ([ne, poiu' la plupart d'entre elles, les circonstnnces environnantes sont mauvaises
LES VIERGES FOLLES 35
coijseillères. Au lieu de les exciter au Lieu par l'éduca- tion et par l'aisance de la vie, elles les poussent au contrante, par l'abrutisseiuent et par la misère, à cher- cher un secours dans la protection des hommes. Le travail ne s'offrant à elles que sous la forme la plus rebutante, les expose aux tentations de l'oisiveté facile et coupable. Nous ne devons donc pas nous étonner si la classe des ouvrières fournit à la débauche secrète Je plus fort contingent. Nous n'entendons niré- habiUter ni excuser pour rien au monde celles qui s'y livrent mais nous accusons en même temps de leurs fautes les conditions extérieures qui les ont prédispo- sées à une chute.
Si monotone et si mal rétribué que soit le travail des femmes, nous devons ajouter qu'il n'y en a pas encore pour toutes les ouvrières. Une jeune fille est- elle tombée par faim et par misère dans le bourbier du vice, les femmes du monde lui objectent avec dédain : « Mais vous n'aviez qu'à travailler! » Gela est bientôt dit : toutefois, pour peu qu'on y réfléchisse, on voit que le travail, même ingrat et mal payé, n'est pas encore d'un abord très facile. Tout le monde mainte- nant ne peut pas travailler : vérité terrible, puisqu'elle implique cette conclusion : tout le monde aujourd'hui ne peut pas vivre ! ,
A qui s'en prendre d'un pareil état de choses? Il serait souverainement injuste d'accuser les patrons et les patronnes d'inhumanité. Ce ne sont point eux qui règlent toujours les conditions du travail ; c'est la loi
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de l'offre et de la demande. L'ouvrier dépend du mar- chand, mais le marchand dépend de l'acheteur. Il a une famille à nourrir, son honneur commercial à défendre, ses intérêts à consulter. Ce n'est pomt un philanthrope, c'est par état et par devoir un spécula- teur. 11 ne risque point que ses capitaux ; le plus sou- vent il risque aussi les capitaux des autres. Parmi les ouvrières qui se présentent, il est tout naturel qu'il choisisse les meilleures ; ayant une rude concur- rence à soutenir contre ses voisins et contre l'étran- ger , il prend celles dont l'habileté doit être plus favorable au succès de son entreprise. Les autres, refusées pour cause d'incapacité, sont contraintes d'aller offrir leurs services dans des maisons inférieures et de travailler, comme on dit, au-dessous du cours. Quelques-unes d'entre elles fmissent par renoncei^ à cette besogne au-dessus de leurs forces qui ne produit au bout de la semaine qu'un gain misérable. Il ne leur reste plus alors que cette alternative : mendier ou se vendre.
Les maîtres qui se montrent les plus bienveillants envers leurs ouvrières ne sont pas les moins exposés aux coups de la mauvaise fortune. On ne conduit point les affaires avec des sentiments ; il y faut la précision mathématique des calculs. C'est une question de doit et avoir. Quelle prudence et souvent ({uelles dures nécessités n'impose point au marchand l'état général du commerce! Que de mauvaises chances à prévoir, à combattre et à déjouer 1 11 sufiit ({uelqucfois
LES VIERGES FOLLES 37
de la fermeture d'un marché étranger, d'un change- ment dans la toilette des femmes, de mille causes for- tuites pour détruire une branche d'industrie jusque-là très florissante. En Angleterre, des villes entières ont été dépouillées de leurs richesses, les métiers ont été suspendus, toute une population ouvrière, hommes et femmes, a été brusquement jetée sur le pavé, parce que la Mode, cette capricieuse déesse, avait conseillé aux belles ladies de ne plus porter de rubans. Les mêmes faits se reproduisent avec plus ou moins d'intensité dans tous les pays. Qui ne frémit pourtant en songeant à l'état de détresse oii une failhte, une clôture de boutique, un chômage de morte-saison, réduisent de malheureuses ouvrières qui vivent au jour le jour sur les minces produits de leur aiguille !
Les Anglais, qui se distinguent par l'esprit pratique, sinon par un sentiment d'humanité, payent leurs ouvriers et leurs ouvrières toutes les semaines (le samedi). On ne saurait croire combien cette coutume est avantageuse aux uns et aux autres. Sachant les ressources dont elle peut disposer, l'ouvrière établit son bilan en conséquence. Elle commence en général par acquitter le loyer do sa chambre, qui se loue égale- ment à la semaine, puis elle règle son compte avec les fournisseurs. De cette manière elle ne court point le risque de s'endetter. Chez nous les choses ne se passent point toujours ainsi. Le règlement des salaires se fait souvent à trop longs termes et manque de fixité. Femmes du monde (jui laiss( z attendre des mois
3
3S LES VIERGES FOLLES
entiers votre argent à l'ouvrière timide, et qui la condamnez ensuite avec une sévérité implacable si vous la voyez tomber dans le mal, sachez que cet argent retenu par négligence ou par égoïsme aurait donné du pain à la malheureuse fille et lui aurait épargné d'en chercher ailleurs !
L'une, des lourdes charges pour les ouvrières en chambre est précisément le loyer de cette chambre. Paris, dit-on, s'embeiht chaque jour ; les maisons remplacent les bicoques ; les palais remplacent les maisons ; fort bien, mais oii le pauvre trouvera-t-il désormais à se nicher? Notez d'ailleurs qu'il est sous ce rapport le plus mal partagé. Une seule pièce se loue relativement plus cher que deux, un logement toute proportion gardée coûte plus qu'un appartement, une mansarde se paye comparativement un prix plus élevé qu'une belle chambre.
Il y a sans doute des raisons pour cela, et je me gar- derai bien de les demander aux propriétaires qui sont eux-mêmes très-chargés d'impôts. Toujours est-il que les ouvrières sont le plus souvent obhgées de se loger sous les toits, dans de petites chambres sans cheminée.
L'hiver, quand le vent siffle contre les vitres mal jointes, quand la neige s'amasse au rebord des gout- tières, elles allument un poêle de fonte qui leur porte le sang à la tète et leur irrite la poitrine. Encore faut- il de l'argent pour se procurer les moyens de chauf- fage. C'est autant de retranché sur la noLirriture. On peut dire (ju'en général, les ouvrières ne fontpoint par
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jour un repas régulier. Elles mangent quand elles ont faim. A part le café nu lait le malin, auquel tiennent les plus délicates, elles vivent à la façon des oiseaux du ciel, Lecquetant de temps en temps un fruit ou un morceau de pain.
En général l'intérieur des jeunes ouvrières est propre et modeste. Leur ameublement consiste, pour les mieux partagées, en un lit de noyer, une commode, quelques chaises, une table, et enfin ce que la femme n'oublie jamais dans sa chambre, môme la moins ornée, un miroir. Dès que luit un rayon de soleil, leur journée se passe à coudre devant la fenêtre ouverte, en chan- tant des romances à la mode que notent dans la rue les orgues de barbarie.
Les moineaux accourent gaiement sur le toit, espé- rant quelques miettes de pain; car les pauvres fiUes ont bon cœur. Un matou du voisinage, attiré par l'amour de la société, vient aussi quelquefois s'asseoir à côté d'elles sur une chaise. Ce senties visites qu'elles reçoivent. Un ou deux pots de fleurs qu'elles arrosent, voilà leurs distractions. Si vous fouilhez dans un petit coffre de bois, vous y découvririez aussi des recon- naissances du Mont-de-Piété, quelques lettres d'amour et une mèche de cheveux blancs qu'elles regardent souvent avec une larme dans le coin do l'œil; ce sont les cheveux de leur mère.
Tant que la jeunesse égayé celte vie de }«rivalion et de travail ce n'est encore ({ue demi-mal; une promenade au bois, undiner sur l'herbe avec celui qu'elles aiment,
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les payent et au delà de quinze grands jours de fa- tigue. Mais au bout de cette vie de labeur et de folie vient l'inexorable vieillesse.
Nous ne suivrons pas les ouvrières dans cette se- conde moitié de leur vie, où elles n'ont plus même la santé ni la fraîcheur pour se faire pardonner leur indi- gence. Ici commence une série de maux lents et crois- sants que nous n'analyserons pas : le courage nous manque. Il nous suffira de dire que les plus protégées, celles qui dans leurs vieux jours se rattachent aux curés des églises, finissent par entrer à la Salpètrière, sorte de dépôt commun où la société entasse ses rides et ses haillons ; les autres, exposées à la pluie et au grand air, vendent sur la voie publique des allumettes, des bâtons de sucre d'orge ou des écheveaux de fil, pour gagner quelques sous. Le soir elles rentrent tristes, seules, fatiguées, dans un taudis sans feu, sans lumière.
Pendant les huit mois que j'ai passés à la prison de Sainte-Pélagie, je me souviens d'avoir remarqué une petite fenêtre ouverte sur le toit, en manière de trappe : c'était la chambre d'une vieille ouvrière qui n'alluma pas une seule fois de la chandelle pour se coucher. Je me suis i)lusieurs fois demandé si cette chambre n'était pas plus morne que ma cellule.
La mendicité, sous certaines formes discrètes, il est vrai, n'attend pas toujours chez les ouvrières le dé- périssement des forces. Il y a mille manières à Paris de solliciter la générosité sans tomber sous la main
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des agents de la force publique. J'ai souvent rencontré, l'hiver, aux abords de quelques églises, des jeunes filles de vingt à vingt-cinq ans qui imploraient par leur regard et à demi-voix la pitié des bonnes âmes. C'étaient sans doute des ouvrières sans travail, car leur mise était décente, et la rougeur qui leur mon- tait au visage en recevant l'aumône jDrouvait bien qu'elles n'avaient point l'habitude d'un tel métier.
Nous avons déjà parcouru bien des souffrances ; nous n'avons rien dit encore des maladies et des in- firmités graves qui atteignent souvent avant l'âge ces victimes de la nécessité; nous n'avons rien dit non plus des tentations auxquelles le besoin expose journelle- ment leur probité naturelle.
Qui fournit le plus de malades àThôpital, de pauvres au bureau de bienfaisance, de victimes à la prison? La misère, toujours la misère. Enfin une triste enquête nous a appris que les cadavres dont les étudiants en mé- decine se servent dans les amphithé;Ures sont en grand nombre ceux de jeunes ouvrières mortes avant l'âge, quelquefois de débauche, presque toujours de faim. La plupart d'entre elles ont succombé à des maladies phthisiques; leur maigreur contraste horriblement avec la jeunesse de leur visage. Ce front i)àle sur lequel une mère devrait encore poser des baisers et où. la mort a mis le sien, ces lèvres violettes, récla- ment en silence contre les rigueurs de la destinée. Pauvres filles qui demandaient si peu pour vivre et pour aimer!
42 LES VIERGES FOLLES
Ces malheureuses succombent quelquefois victimes d'une faute, mais fidèles à une délicatesse de mère bien touchante ; il leur est né un enfant dans le grenier humide et froid dont les fenêtres mal closes laissent passer le jour à travers une feuille de papier huileuse. La mère ne peut se décider à se séparer de cet enfant que Tamour lui a donné. Souvent c'est une pauvre femme abandonnée de son mari ou de son protecteur. Le gain de la journée lui suffisait à peine pour ses besoins : comment ce gain pourra-t-il maintenant s'étendre à deux? Elle tente néanmoins une besogne au-dessus de ses forces, elle mouille de ses larmes et de ses sueurs le sein aride dont la bouche de l'enfant tire un lait rare et rebelle ; mais ses pauvres forces sont bientôt à bout, elle tombe malade et meurt d'épuisement.
Telle autre — les enquêtes le constatent — devance par le suicide l'arrêt de la nature. Toutes ses ressour- ces étant taries, ayant épuisé dans la lutte pour l'existence sa jeunesse, son courage, ses dernières illusions, la malheureuse trempe ses lèvres dans le froid calice du désespoir. En vain le sentiment de la conservation, la voix du devoir lui crient : « Cher- che du travail pour vivre ! » Elle est lasse de frapper à des portes qui ne s'ouvrent point. Il lui faudrait, pour réussir, des démarches, de l'argent, du temps, des frais d'éloquence et de toilette. Tout lui manque. Elle trouve alors plus court d'allumer un réchaud de char- bon dans sa pauvre mansarde, et de fermer les yeux ponr toujours.
LES VIERGES FOLLES 43
II
Nous n'avons traité jusqu'ici que des ouvrières en atelier ou en chambre ; celles qui travaillent dans les filatures ou les fabriques offrent-elles sous le rap- port des mœurs , de l'éducation et de la manière de vivre, un spectacle plus consolant ?
« On trouve parmi ces ouvrières, dit M. Frégier, toutes les variétés du concubinage; et il est triste de penser que cet état équivoque et immoral est le produit forcé et comme fatal de la misère {i).y> Le même auteur ajoute plus loin : « Dans cette classe d'ouvrières, on évalue seulement à un tiers le nombre des femmes unies par le lien du mariage aux hommes avec qui elles vivent. » Ces hommes étant en général durs et grossiers, les malheureuses qui cohabitent avec eux ont beaucoup à souffrir d'un commerce fondé, la plu- part du temps, sur de froids calculs d'intérêt. Le lien du mariage, si faible qu'il soit, contient toujours un peu la férocité naturelle aux individus d'une certaine trempe ; quand ce lien manque, leurs compagaes su- bissent les actes d'une brutalité révoltante. Les fem- mes qui remplissent à la fois les fonctions d'épouse et de servante, ne recueillent le plus souvent de cette triste tâche que des insultes grossières, des affronts
(l) Des classes dangereuses, t, I. pag. 1)7.
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et des coups. C'est surtout quand l'ouvrier rentre ivre après la paye du samedi que ces créaLures ef- frayées le reçoivent avec une soumission tremblante qui ne parvient pas toujours à le calmer. Les rues populeuses ne manquent point d'hommes qui battent ainsi régulièrement leur femme, une fois la semaine, et dont les voisins ne s'inquiètent guère, parce que ce n'est point une épouse légitime.
La famille, lom d'être, comme dans le mariage, un motif d'union et de fidélité, devient pour les. malheu- reux couples vivant en dehors de la règle un sujet de refroidissement et peu à peu de dégoût. Nous re- culons ici vers les conditions de la barbarie et pres- que de l'animalité. A peine se sentent-ils des ailes que les petits s'échappent du nid et s'éloignent de leur mère pour aller chercher leur nourriture. Ce sont ces enfants qu*on rencontre dans les rues, garçons et filles, qui, demi-vètus, malpropres et les pieds dans la boue, courent après les passants qu'ils obsè- dent pour requérir leurs générosités. « Le lien sacré des familles, dit M. Buret, s'il est jamais formé, est bientôt rompu par la dissolution et l'indiscipline des enfants, et par la négligence des parents. Les senti- ments de la paternité et de l'amour fihal ne résistent pas aux rudes épreuves de la misère. Les parents es- sayent de se débarrasser au plus vite du fardeau coû- teux (jue leur impose la famille; et les enfants, aussitôt qu'ils sont en état de travailler, deviennent étrangers
LES VLEUGES FOLLES
à leurs parents qui n'ont rien à attendre de leur reconnaissance. »
Ce que deviennent ces enfants abondonnés sur la voie publi(|ue, on le devinera aisément si l'on songe à tous les attraits de libertinage et de gain plus ou moins illicite que leur offrent nos grands villes. Un bon nombre des petites filles de sept à douze ans, ainsi négligées par leurs parents, chez lesquels elles rentrent à peine la nuit pour se coucher, abusent de leur fausse innocence pour obtenir des friandises et de l'argent. Les parents ferment les yeux sur ce coupablo trafic ; peu leur importe comment leurs enfants vi- vent, pourvu qu'ils ne vivent pas à leur charge. M. Béraud, ex -commissaire de police, chargé spé- cialement du service actif de l'attribution des mœurs, a rencontré même de ces petites filles « que leurs pères ou leurs mères envoient, sur la voie pubhque, dans l'intérieur de Paris et dans les quartiers voisins des barrières, où, vers la fin du jour, elles accostent franchement de vieux libertins qui sont (juelquefois en relations réglées avec elles, et qui viennent un jour par semaine à des rendez-vous assignés d'avance. Ces petites filles ont leurs habitués (1). »
Quand ce n'est point le libertinage qui ramasse en chemin ces enfants, c'est quelque autre industrie non moins déplorable. « Les enfants issus de conjonctions
(1) Les filles ji)uhliques de Paris, l. II, p. 212,
3.
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illégitimes sont, suivant M. Frégier, prédestinés par leur naissance à tous les coups de la mauvaise fortune. Placés dès leur bas âge sur la pente du vice, entou- rés de mauvais exemples, sollicités par des passions éveillées avant le temps, ils se perdent lorsqu'ils sa- vent à peine discerner le bien d'avec le mal. C'est parmi eux que les fauteurs de la mendicité, du vaga- bondage et du vol cherchent et trouvent des recrues. Les rapports annuels de la société du patronage des jeunes libérés de Paris renferment à cet égard des documents non moins intéressants que positifs (i). » On voit que le désordre, suite inévitable de ces unions malheureuses, ne s'étend pas ici seulement à l'homme et à la femme, mais encore au fruit innocent de leur commerce, qu'il corrompt et vicie dans le germe.
Hâtons-nous pourtant de le dire : le concubinage est encore l'état le plus honnMe dans lequel puisse vivre une ouvrière pauvre et dépendante. Beaucoup d'entre, les femmes qui travaillent dans les filatures ou les fabriques sont obligées de descendre phis bas dans l'abîme.
« Si j'en crois ce qui a été rapporté, écrit ^I. de Vil- lermé, beaucoup de filles et de jeunes femmes des manufactures abandonnent souvent l'atelier dès six heures du soir, au lieu d'en sortir à huit, et vont par- courir les rues dans l'espoir de r. ncontrer (pielque étranger (prclles ijrovoipiont avO(^ une sorte d'embar-
(1) Des classes danrjorcuscs, t. II, -fi. lOO.
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ras timide. On appelle cela dans les fabri(|iies faire son cinquième quart de journée (1).
Quelle conduite tenir devant de pareils faits ? Blâ- mer avec une rigueur morose les égarements de ces ouvrières? Gela n'est plus possible quand tous les économistes de bonne foi, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions, se montrent d'accord pour attribuer ce dérèglement des mœurs à la misère. «Les femmes, poursuit M. Buret, ne gagnent nulle paît de quoi vivre. Les ouvrières en soie du Midi, employées à préparer les cocons, opération la plus dégoûtante de l'industrie, ne gagnent pas plus de BO centimes par jour. Nous avons vu que l'industrie forçait les jeunes filles de recourir à la prostitution comme moyen d'existence. A Sedan, dont la population ouvrière est supérieure en caractère et en ressources à celle des autres villes manufacturières, on déplore généralement le libertinage prématuré des filles, la tendance qui les entraîne à la prostitution. Il est de notoriété publique que les jeunes ouvrières des grandes villes ont recours, pour aider à leur entretien, à la subvention qu'elles retirent d'un commerce passager avec quelque célibataire d'une condition plus élevée que la leur (2). »
Telle qui n'a pas d'argent pour se nourrir en trouve pour boire. La misère, qui le croirait? est sœur de
(1) Tableau de ïctat physique et moral des ouvriers, par M. Villcrmé, t. I, p. 226.
(2) De la misère des classes laborieuses, t. II, p. 193.
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l'ivrognerie. L'abus des liqueurs alcooliques produit chez les jeunes cotonnières un abrutissement fatal, « Plusieurs de ces infortunées, dit M. Frégier, n'ont pas de chemises ; elles ne portent qu'une légère robe de toile, et l'hiver elles cherchent dans l'abus habituel des boissons fortes la chaleur que leur refuse un vê- tement insuflisant. »
La dépravation des mœurs dans cette même classe d'ouvrières tient quelquefois à l'indifférence du maî- tre pour tout ce qui touche à la décence des ateliers. « L'entrepreneur et les contre-maîtres, avoue M. Fré- gier, dont on ne suspectera pas le témoignage, ne dirigent leurs efforts que vers la production; ils ne paraissent s'inquiéter aucunement de la moralité des travailleurs. »
Il est parfaitement vrai que certaines fabriques ne sont point, il s'en faut de beaucoup, des écoles de vertu. Des petites filles de sept à huit ans y entendent de la bouche des hommes ou des jeunes garçons les propos les plus dégoûtants; les individus des deux sexes, fort légèrement vêtus, travaillent pêle-mêle à côté les uns dos autres ; une atmosphère malsaine, chargée de miasmes et de paroles impures,.attriste ces ruches de l'industrie oii le bourdonnement des voix se mêle au cri plaintif des machines. Un tel état de choses a certes lieu d'affliger les vrais amis de l'industrie, ceux <jui croient que le travail sagement conduit serait au contraire une source d'ordre et de moralité.
Un dernier trait montrera la démoralisation des
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filles employées dans les fabriques, c'est que plu- sieurs d'entre elles ne connaissent même point le sentiment de la maternité. Une ouvrière de seize ans est-elle devenue grosse par les œuvres de quelque ouvrier comme elle, ou d'un bourgeois de la ville, elle n'aspire plus qu'à sa délivrance. Quand le terme de sa grossesse approche, elle entre à l'hospice, où elle se débarrasse au plus vite de son enfant comme d'un poids incommode; l'accouchement n'est pour elle qu'une fonction brutale, une simple exonération. Ceci fait, elle retourne à l'atelier et recommence son train de vie, sans s'inquiéter désormais de sa progéniture, qu'elle abandonne, sans regret, entre les mains de la charité publique.
Rien n'égale leur insensibilité, si ce n'est leur im- prévoyance.
Un médecin de mes amis, passant dans l'une de ces rues obscures et froides qui serpentent à travers cer- tains quartiers de l'Hôtel de Ville, fut requis par une portière de monter dans une maison de mauvaise mine pour délivrer une femme qui était en mal d'en- fant. Ayant grimpé jusqu'au toit un escalier raide et boueux, il entra dans une mansarde indiquée, où il trouva une jeune ouvrière couchée sur un grabat. La malheureuse manquait de garde et de tisane. Une horrible pâleur couvrait son visage maigre. Elle accoucha assez heureusement, quelques instants après l'arrivée du docteur ; mais on ne voyait chez elle ni layette, ni langes préparés pour recevoir l'enfant; la
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mère elle-même n'avait par de draps, une simple et légère couverture la défendait misérablement des in- jures du froid. Le médecin fut obligé de laisser son foulard pour envelopper le pauvre nouveau-né si mal reçu à son entrée dans le monde.
C'était une ouvrière qui avait quitté le quartier Saint-Antoine où elle était employée dans une filature de coton.
La statistique constate que la mortalité est très- considérable parmi les ouvrières des fabriques. Les" abstinences de nourriture et les excès de boisson, la nature de leur travail, le manque de vêtements pré- servateurs du froid, le peu de précautions que prennent ces pauvres filles pour éloigner les causes de maladie, tout contribue chez elles au déclin prématuré des forces et de la santé. Qui s'inquiète d'ailleurs qu'elles vivent ou meurent ? Elles y tiennent si peu elles- mêmes! On se demande pourtant si pour qu'il y ait une industrie florissante, il ne faut pas vouloir une race vaillante de travailleurs et de travailleuses. Il est bien vrai qu'on compte plus aujourd'hui sur les métiers automatiques et les machines que sur les forces humaines pour accroître la production. Certes je ne suis point de ceux qui méconnaissent la gran- deur de ce mouvement, il faut conquérir et soumettre la matière ; c'est le moyen d'étendre et de multiplier la fabrication à bon marché, le bien-être pour tous. Nous n'avons point accusé les négociants ; n'accusons pas davantage lus maîtres de fabrique. Les uns et les
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autres sont dépendants de l'ensemble du système. Beaucoup d'entre eux, j'en suis sûr, gémissent au fond du cœur des souffrances personnelles qui les en- tourent ; mais qu'y faire ? Ils sont les premiers enga- gés dans la lutte ; ils ont une position à défendre, et dans l'intérêt même de ceux ou de celles qu'ils em- ploient, ils sont forcés de mesurer les salaires aux bénéfices.
La misère est, on l'a vu, la cause principale des désordres qui régnent dans la classe des ouvrières. Nous avons tenu à recueillir .cet aveu de la. bouche des économistes et des fonctionnaires obligés à des ménagements de langage. Il importe en effet que nos lecteurs, même les plus modérés et les plus ombra- geux, ne puissent nous accuser d'exagération. Ce n'est point un pamphlet amer et maussade que nous adressons à la société ; nous lui soumettons des faits qu'elle doit connaître et juger. Tel qu'il est, ce tableau de l'état moral des ouvrières, surtout des ouvrières de la seconde classe, nous semble néanmoins assez grave et assez attristant pour motiver les conclusions qu'on lira dans la suite de cet ouvrage. Nous remet- tons à parler ailleurs du moyen d'améliorer le sort des travailleuses ; il nous suffit quant à présent d'avoir constaté que ce sort est jusqu'ici précaire, dégradant, trop souvent immoral. Le gain de chaque jour, loin de fortifier l'ouvrière contre les chances du liber- tinage, l'entraîne par insuffisance à mille transactions secrètes qui achèvent quelquefois de rendre son exis- tence vile et misérable.
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III
Si des ouvrières nous passons aux filles de bou- tique, nous serons également obligés à une division; les unes occupent dans de gros magasins certaines charges assez fortement rétribuées, comme la tenue des livres ou du comptoir ; les autres, employées en sous -œuvre dans des étalages ou des maisons de vente, gagnent sauvent à peine leur nourriture. On conçoit donc que les premières trouvent dans leur position heureuse et stable des armes positives contre les attraits intéressés du vice ; mais il n'en est pas ainsi des secondes. Quelques-unes demandent à un amour illégitime et souvent même au libertinage V entretien que leur refuse la boutique.
Nous dirons au reste de ces lilles ce que nous avons dit des ouvrières : loin de nous l'idée de les confondre avec les femmes de profession immorale dont il sera parlé dans la suite. Le besoin de gagner leur pain réduit involontairement les jeunes personnes à ces états périlleux qui n'imposent point absolument le vice, ni le déshonneur, mais qui en sont trop sou- vent l'occasion.
11 y a certes à Paris des boutiques et des magasins parfaitement honnêtes, oii les jeunes filles sages et bien élevées trouvent l'emploi rémunérateur de leur temps, un refuge contre les mauvais conseils de Toi-
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sivelé, une manière de vivre qui n'impose aucun sacrifice à la vertu. C'est même, nous aimons à le reconnaître, la règle générale. Il y aurait donc de Tin- justice à jeter la moindre défaveur sur une profession qui mérite au contraire notre respect. Le commerce est encore de nos jours Tégide des bonnes mœurs. Toutefois, à côté des établissements honorables se trouvent dans toutes les grandes villes des boutiques équivoques oii les filles un peu jolies cherchent dans réclat du comptoir le moyen de se mettre en évi- dence. Elles servent ainsi de décors à effet et pour ainsi dire d'enseignes vivantes pour attirer la pra- tique.
Presque toutes les jeunes personnes qui tiennent de semblables emplois y sont amenées par un motif très excusable: il faut vivre. Je vei\x même croire que la plupart d'entre elles se promettent bien de résis- ter aux tentations. Toutefois, le désir de contribuer au succès de la vente leur apprend bien vite ces mille artifices de coquetterie qui (elles se l'imaginent du moins) ne coûtent rien à leur honneur de femme. Il leur faut pour réussir toutes sortes de qualités peu sévères : un certain abandon dans les poses, une affabiUté banale, des coups d'œil vifs et insidieux, lancés à propos, enfin ces mille riens engageants par lesquels ces pauvres servantes de l'acheteur prê- tent à la marchandise une valeur ({ui lui manque. Le but en effet de toutes ces œillades tendres, de ces paroles si douces, dites d'une voix veloutée, n'est
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souvent que la vente d'une paire de gants, d'une cravate ou d'un savon parfumé. La propriétaire du fonds spécule sur la illle de comptoir pour suppléer à la qualité des denrées par les appas et les charmes de celle qui les débite. Il n'est pas douteux, en effet, qu'on paye plus volontiers un objet trois fois sa va- leur à une jolie marchande, qu'une seule fois à une laide ; mais qui ne voit en même temps dans cette industrie froidement calculée un dégradant abus des plus jolis dons de la nature ? L'abandon de sa per- sonne n'est, pas la seule manière qu'une femme ait de se vendre. Telle qui est contrainte par état de dis- tribuer au premier venu son sourire, ses bonnes grâces et ses avances, exerce pour vivre une sorte de prostitution morale, dont presque tous les quar- tiers de la ville renouvellent chaque jour, sous nos yeux, le spectacle affligeant et vulgaire.
Les débits de tabac, les estaminets, certains cabi- nets de lecture, les boutiques de toilette d'hommes, sont }iarticulièrement sujets à celte exploitation du sexe le plus convoité. La fdle de boutique, pour peu qu'elle soit jeune et assez jolie, entre au. moins pour un dixième dans tous les objets que les habitués achètent ou consomment sous ses yeux. C'est elle qu'on fume en partie dans les cigares, qu'on déguste dans le café, qu'on marchande dans les bretelles ou les cols de chemise, qu'on lit dans les journaux et les rom.ans.
Celte espèce do cour sans cesse renouvelée, et
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toujours la même, agit sur ces pauvres filles d'une manière différente selon la variété des caractères. Chez les unes, elle produit une sorte d'ennui et de dégoût de l'homme qui dégénère bientrjt en rouerie; faire beaucoup espérer, tenir peu, telle est la devise de ces créatures blasées qui entendent, tout le jour, sur mille bouches indifférentes et menteuses , le même compliment à quelques variantes près. Elles payent en même monnaie banale, c'est-à-dire en œillades et en paroles sans résultat, les lettres de change que certains collégiens naïfs tirent à vue sur leur personne. La continence, toute physique, il est vrai, est moins rare qu'on ne pense chez les bouti- quières ; ces filles souriantes et accortes qu'on croit être à tout le monde, ne sont souvent à personne, sauf le cas assez rare d'un entreteneur. D'autres, et ce sont celles, hélas ! qui ont le cœur tendre, s'aban- donnent au contraire à mille intrigues dont la proprié- taire du fonds retire tous les profits, et elles toutes les pertes. Cette vie de dissipation et de libertinage ne tarde pas à flétrir leur santé ;la maîtresse, s'aperce- vant alors que leur fraîcheur usée, leurs charmes dé- fleuris, n'attirent plus de chalands, les met froidement au rebut comme des marchandises passées do mode. Le sort de ces filles est aussi versatile que les industries auxquelles se prête leur concours sont sou- vent éphémères ; leur position n'offre en général aucune stabilité. Quelques-unes, dans l'espace d'une année, passent par trois ou quatre boutiques diffé-
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rentes, vendant un jour des bijoux faux, un autre jour des parapluies ou des lorgnettes, elles Unissent quelquefois par ces étalages du Palais-Royal ou l'achat d'une paire de gants, d'une brosse à moustache ou d'un cosmétique n'est souvent que le prétexte d'une conversation à voix basse (1). Les yeux brûlés à la lumière du gaz, les doigts rougis, pendant l'hiver, au froid pénétrant des galeries, le front ridé avant l'âge de veilles et de soucis, les malheureuses ont passé leur vie à chercher un état, et la vieillesse les surprendra demain dans celte poursuite inquiète, in- fructueuse. Il ne leur reste de tous ces manèges de la coquetterie qu'un présent maussade et un avenir plus menaçant encore. Quelques-unes d'entre elles ont pourtant joui dans leur temps d'une réputation de beauté. Elles ont fait la fortune d'une boutique ou d'un café. Ce qu'elles ont reçu de madrigaux, de lettres ou de déclarations d'amour ne peut se comparer qu'aux pâquerettes des champs ou aux étoiles filantes d'une nuit d'été. Un beau jour ces reines du caprice ont dis- paru de leur trône (c'est le comptoir que je veux dire) et qui sait ce qu'elles sont devenues? Vous voulez connaître le lendemain de la jeunesse, de la beauté, des folles amours, demandez à l'hôpital, demandez à la tombe.
(I) Ces étalages n'existent plus. Kst-il nécessaire de prévenir une fois pour toutes que ce livre a été publié en 1840 ?
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IV
Il y a une autre exploitation de la femme bien au- trement large et dévorante, c'est celle qu'en font nos théâtres. Nous ne parlons point ici des actrices dont quelques-unes réussissent à se créer une position d'éclat, quoique toujours dépendante, mais des figu- rantes, des rats, et mêmes des jeunes artistes, con- nues plus spécialement sous le nom d'élèves drama- tiques.
Les figurantes reçoivent, suivant les théâtres, une somme légèrement variée, mais toujours médiocre, qui ne suffit même pas aux premiers besoins de la vie ; aussi les voit-on affluer, le soir, aux abords des coulisses avec des robes de guingan déteintes , des mains nues, des châles passés de mode. Ces malheu- reuses viennent, à travers la pluie et la boue, pour servir les amusements du public. Pauvres larves que la fée d'un coup de baguette va transformer sur la scène en papillons éclatants î
Rien de plus affligeant que l'intérieur des coulisses d'un théâtre: nous avons été étonné, en les visitant, de tout ce que les plaisirs de l'homme contenaient au fond de misère et de néant. Ces filles s'h;ibillcnt et se déshabillent plusieurs fois dans la soirée ; elles far- dent sous un rouge grossier la pâleur habituelle de leurs joues et la tristesse de leur âme ; simples choses
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à effet, elles fonctionnent sur la scène comme des décorations vivantes sans caractère, et pour ainsi dire sans individualité qui leur soit propre. On ne les en- gage pas, on les loue. Ce ne sont plus des femmes, mais des machines à exercices chorégraphiques. Leur sort offre quelque ressemblance avec celui des soldats ; elles passent la revue à certains jours de- vant le directeur de théâlre, espèce de général en gants blancs et en habit noir, qui inspecte leur ligure, leurs bras, leurs mollets, afin de déterminer leur em- ploi dans les répétitions générales. La grande ambition de ces pauvres lilles, servantes du public, est de se donner dans le monde pour des artistes : mais en général leur condition est, du tout, inférieure à celle des servantes de maison, car riiomme est encore moins exigeant dans la recherche du confortable chez lui que dans ses amusements au dehors.
Nous avons dit que ces malheureuses gagnaient à peine de quoi vivre ; la ligure qu'elles font à la scène n'est donc, pour la plupart, qu'un moyen et un pré- texte de se mettre en évidence. Leur gain de théâtre, fùt-il en effet })lus considérable qu'il ne l'est réelle- ment, ne saurait suffire à une vie fatigante et fié- vreuse, dont les veilles prolongées augmentent encore la dépense. Il leur faut inventer une autre source de profits, et fou devine aisément ce qu'elle peut être. Le théâtre ne leur fournissant point un revenu stable et honnête, elles sont presque toutes obligées
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de mettre leur personne en exploitation ; c'est le fonds qui leur manque le moins.
Dira-t-on pour justifier l'état actuel des choses que les fdles engagées dans de telles professions y sont toutes amenées par des vices? En vérité, ceci ne se- rait point exact. Ne savons-nous pas que le travail, et surtout le travail des femmes, est, par le temps qui court, difficile à obtenir ; il faut ensuite y apporter certaines dispositions dont toutes les jeunes filles ne sont point dotées par la nature. Telle qui sait remuer avec élégance le bras et la jambe ; qui, par son minois piquant, sa taille fine et son air espiègle remplit à merveille les rôles muets à la scène, aurait peut-être fait une détestable ouvrière ; il faut bien tenir compte ici de la diversité des aptitudes qui règne aussi bien parmi les femmes que parmi les hommes.
La misère n'est pas, il faut le dire, la seule cause qui détermine les figurantes à monter sur les planches ; c'est aussi la vanité. Plus 'd'une parmi elles sort d'une loge de portière; elle a vu toute jeune des ac- trices; elle a même promené ses doigts sur le piano. Les commères du voisinage lui ont dit qu'elle avait de la voix, du talent et de bonnes manières ! Son mi- roir lui a dit qu'elle était jolie. Gomment aurait-elle résisté au rêve de tant d'autres jeunes filles : être reine de théâtre ; recevoir les applaudissements de la loule ; se voir courtisée, fêtée par les gens du monde î — Quel désenchantement! Les directeurs lui déclarent (pie ses moyens dramatiques ou lyriques sont nuls,
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mais qu'on pourra l'utiliser comme figurante. La malheureuse persiste à se croire et à se dire artiste. Le théâtre a, d'ailleurs, des attraits qu'on ignore : le soleil de la rampe, les agaceries des coulisses. Qu'im- porte à cette étourdie d'avoir froid pendant le jour, d'avoir faim, tant qu'elle peut jeter le soir sur ses mi- sères une loque de pourpre semée de paillettes d'or !
Malgré ces minces compensations, elle est triste, la vie des figurantes. L'actrice qui avance en âge conserve du moins son talent ; mais à ces pauvres filles n'ayant pour elles que la jeunesse, la fraîcheur, une désinvol- ture piquante et hardie, que reste-t-il quand vient l'hiver de la caducité? Avec les années et les soucis, les figurantes tombent dans les froides ténèbres d'une vieillesse lamentable. Ce sont elles qu'on rencontre alors sur nos boulevards, malpropres et demi-nues, enviant aux chevaux de luxe, pendant l'hiver, la chaude couverture de laine qui les défend contre les injures de la saison. D'autres, plus perverties, con- tinuent de servir dans les théâtres, mais à titre cette fois d'entremetteuses, d'ouvreuses de loges ou de mères d'actrices. Elles donnent des leçons de vice et de rouerie aux jeunes filles de bonne volonté qui débu- tent dans la carrière.
Malgré toute la surveillance des directeurs de théAtie, une corruption précoce règne derrière le ri- deau de la scène. Que de sombres réalités cache ce royaume des illusions I Les rais de l'Opéra, jeunes
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enfants de douze à seize ans, ont déjà sur les lèvres des chansons obscènes.
Les filles, engagées comme apprenties dramati- ques dans les théâtres d'élèves, mènent une conduite qui n'est pas moins affligeante. M. Béraud, qui a eu plus d'une occasion de les observer de près dans l'exercice de ses devoirs, nous les représente hardi- ment comme disposées à entrer dans les vues du premier libertin venu qui consent à payer leurs com- plaisances. Il ne se déguise même pas la cause de cette démoralisation hâtive : <f C'est le besoin, nous dit-il, qui les pousse au libertinage, et tant qu'elles ne sont pas nubiles, elles se hvrent aux mêmes actes de prostitution, pour entrer dans la classe des femmes galantes, lorsque l'âge leur permettra de donner toute l'extension possible à leur débauche (1). »
Le môme auteur nous apprend « qu'elles passent au moins six mois sans toucher la moindre paye, pour obtenir ensuite 24 à 30 francs répartis dans les six mois suivants, 80 à 100 francs pour la seconde année.» On comprend dans quelle misère et, par suite, dans quel libertinage tombent alors ces apprenties de l'art théâtral chez lesquelles
Le vice n'attend pas le nombre des années.
Faut-il rapi)rocher des élèves dramatiques ces petites musiciennes ambulantes, qu'on rencontre çà
(1) Des filles publiques, par Béraud, t. II, pag. 224.
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et là sur la voie publique, dans les promenades, sou- vent même jusque dans l'intérieur des cafés ou sur les bateaux à vapeur? Le teint bruni, l'œil effronté, la voix cassée et morne, elles chantent accompagnées d'un violon criard des romances anciennes qui achèvent de perdre toute fraîcheur sur leurs lèvres. Quand vient le moment de la collecte, elles promènent autour des bancs une petite tasse en forme de sébile, dans laquelle les plus généreux laissent pompeusement tomber quelques sous. Quoique l'habitude ait rendu de tels actes en quelque sorte mécaniques, nous avons toujours remarqué dans ce moment -là, sur le front de ces enfants, sur leur pauvre figure maussade, une petite rougeur de honte et comme un air de tristesse qui nous touchait jusqu'aux larmes.
Il fat un temps, en Grèce, oii, s'il faut en croire la chronique, la beauté par pur désintéressement et par enthousiasme de l'art ne craignait point d'abaisser de- vant l'artiste les voiles de la pudeur, ainsi que firent les cinq jeunes filles d'Agrigente devant le peintre Zeuxis.
Les choses ont bien changé depuis ce temps-là. Les femmes qui se rendent maintenant dans Tatelier d'un artiste pour y poser n'y sont plus conduites par dé- vouement, ni même par vanité ; elles y sont traînées
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par le besoin li'im état. Maintenant le rôle de modèle est abandonné à de pauvres fdles nées dans le peuple, jui- ves pour la plupart, qui font de ce sacrifice à l'art un trafic et une profession. On est modèle comme on est ouvrière en robes ou blanchisseuse. Aussi disent-elles, en rentrant de la séance, qu'elles viennent de travailler. Le seul prétexte moral qui pourrait excuser à nos yeux chez la femme une telle révélation de ses formes les plus secrètes, comme le sentiment du beau, l'amour de la peinture ou de la sculpture, leur manque donc absolument. La faim, cette vieille vendeuse d'esclaves, détache seule de ses doigts hideux et maigres l'épingle qui maintient le fichu de coton sur le sein palpitant de ces pauvres filles.
Le modèle a pour industrie d'étaler aux yeux des artistes la nature telle que Dieu l'a faite, sinon dans toute sa beauté primitive, au moins dans toute sa nudité. Cette femme, en s'exposant ainsi sans aucun voile aux regards d'un homme, et souvent de plusieurs, n'éprouve aucune honte ; aussi bien elle exerce en cela son métier. La fonction qu'elle remplit, le service qu'elle rend à l'art, tout la revêt en quelque sorte d'un certain caractère inviolable. Mais au moment où cesse l'exercice de sa charge, le modèle finit et la femme recommence. C'est alors qu'on en voit plusieurs rou- gir de se trouver nues en présence d'un étranger, et se tourner contre le mur avec embarras, cherchant der- rière les chevalets chargés de toiles peintes un endroit obscur, pour remettre plus secrètement leurs bas et leur robe.
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Il ne faut calomnier aucune profession. On trouve, je veux le croire, des modèles d'atelier qui sont aussi des modèles de bonne conduite. Qui pourrait nier cependant que cette banale et mercantile exposition de ses formes ne doive altérer chez la femme le senti- ment de la dignité morale? Quelques-uns des modèles s'abandonnent à des excès de boissons et fréquentent les cabarets du plus bas étage. C'est pourtant de ces figures usées et flétries par des habitudes grossières que les artistes tirent les tètes idéales de leurs saintes et de leurs madones (1).
On demandait un jour à une belle juive, qui passait pour plus honnête que ses camarades , pourquoi elle exerçait un métier aussi équivoque. — « D'abord, ré- pondit-elle, parce que je n'en sais pas d'autre, et ensuite, j'aurais bien de la peine à en trouver un qui me rapportât autant que celui-là. » Les modèles ga- gnent en effet 4 francs, toutes les fois qu'ils travail- lent, ce ([ui est énorme pour une journée de femme.
Les poseuses n'ont guère besoin que d'être bien faites, ce qui est encore une considération très-grave pour ces pauvres filles ignorantes, qui n'ont ni le temps, ni les moyens de se mettre en apprentissage. Il n'est môme point nécessaire qu'elles soient belles de tout point, il leur suffit d'une partie du corps bien réussie; la jtlupart des modèles louent aux artistes qui
(1) Le modèle qui a servi ii (jirodrt pour son Atnla est mort à trente ans, au coin d'une borne, brûlé de boissons alcooliques.
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la tête, qui les bras, qui les mains et le reste ; car le détail n'est souvent pas moins recherché que l'en- semble. Si Ton réfléchit maintenant à la difficulté qu'il y a pour une ouvrière de gagner sa vie dans un mé- tier pénible et clièrement appris, on comprendra que le rôle de modèle, malgré les sacrifices qu'il impose à la pudeur, soit très en vogue parmi certaines femmes.
Pauvres filles naturelles du juif errant, venues clan- destinement au monde, et, pour ainsi dire, par hasard, à peine sont-elles nées qu'elles courent déjà les ateliers et les rues, posant et mendiant. Quelques-unes d'entre elles ne tardent point à porter dans leur organisation flétrie, étiolée, maladive, les traces d'une vieillesse précoce. Il est déplorable de voir en effet ces mêmes filles à vingt ou trente ans, les épaules étroites, les seins flasques, le col décharné, les bras en fuseau, les jambes grêles, les joues évidées, les veines pauvrement nourries d'un sang incolore. Ce dépérissement de plus en plus sensible de la beauté amènera tôt ou tard la décadence de l'art.
Qui n'éprouverait un serrement de cu'ur involon- taire en s'aventurant dans ces juiveries profondes et farouches, où fourmille une population étrange? Des femmes de trente ans, presque toutes grosses ou à la veille de l'être, gardent de nombreuses familles. Les enfants des deux sexes sortent de là par larges couvées, et comme les petites filles sont généralement belles, ou du moins promettent de le devenir, elles vont chercher do l'ouvrage dans les ateliers. Nous
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avons expliqué la cause pour laquelle ces promesses ne tenaient pas toujours, et dit comment le fruit mou- rait souvent dans sa Heur. Quoi qu'il en soit, les filles juives naissent presque toutes avec un caractère de tète que les artistes ne retrouvent i)oint aux autres femmes, et qu'ils ne peuvent remplacer aisément. Il faut qu'il y ait une vie bien mystérieuse et un carac- tère bien indélébile dans ce peuple hébreu qui main- tient le type de la beauté parmi les nations modernes, comme il conservait parmi les anciens le dogme de l'unité de Dieu.
Anx modèles nous pourrions rattacher ces femmes qui servent de sujets à certaines démonstrations tech- niques dans les cours d'accouchem-ent. Il faut que la faim ait contracté avec le vice des accouplements bien hideux ])0ur faire descendre des créatures, malgré la pudeur naturelle au sexe, vers un rôle semblable. Le professeur explique froidement la chose, preuves en
main, en présence d'un auditoire déjeunes gens
Mais h.itons-nous de tirer le rideau sur une pareille scène; on désespérerait de la morale, et l'on rougirait presfpu' de l'espèce humaine, telle que la nécessité l'a laite, .-i l"o!i n'espérait pour «lie dans l'avenir une grande et juste réhabilitation.
Ne faut-il i>as, dans l'intérêt de l'art et de la science, qu'il y ait des femmes exerçant de telles fonctions? Oui, sans doute; mais ces fonctions pourraient s'en- noblir i)ar le dévouement, par le sentiment de l'utile, par riiéroïsme même de la vertu, par le volontaire
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sacrifice de la pudeur s'iinmolarit au bien général. Il faut des modèles aux beaux-arts; il faut des sujets à la science. Ce qui uous afflige, c'est qu'à de tels services s'attache une condition de gain; c'est que de pareils métiers s'imposent à de pauvres créatures n'ayant guère la liberté du clioix, etque la civilisation à laquelle nous devons tout s'avance dans le monde comme le char de la déesse indienne, écrasant sous ses roues les membres palpitants des victimes.
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Combien d'autres états exposent à mille périls jour- naliers la vertu et la réputation des femmes ! Il serait inutile de les énumérer.
L'une, des conditions les plus favorisées est celle des servantes de maison. Le sort de ces femmes vi- vant à l'état de domesticité est généralement plus heureux que celui des autres travailleuses. La plupart des fonds placés à la Caisse d'épargne sortent de ces mains obscures et ménagères. Il leur est facile, en effet, de prélever sur4eurs gages et leurs achats quo- tidiens certaines primes, qu'elles encaissent sourde- ment pour leurs vieux jours. Ceci prouve, au reste, combien nous avons encore fait peu do chemin dans la voie du progrès, puisque la servitude , sous une forme il est vrai très-adoucie, est encore, de notre temps, l'état leplus proiitable, tandis que la liberté
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constitue au contraire pour la femme prolétaire un obstacle réel au gain de son existence, par conséquent un danger pour son honneur.
Nous ne dirons rien sur les mœurs des servantes. Leurs maîtresses en savent plus que nous à cet égard. On assure même que pour trouver une confidente et mieux couvrir leurs intrigues , cer- taines déesses de la mode cherchent à gagner leur femme de chambre en lui permettant une RuiouretLe.
Une belle lllle, venue de la Normandie, demeurait depuis un an, à titre de bonne, chez un vieux céliba- taire. La chronique scandaleuse disait qu'elle était à la ibis servante et maîtresse. Au bout d'un certain temps, et par suite de je ne sais quel mystère physiologique, les roses de la jeunesse renaissaient de jour en jour sur les joues fanées du vieillard, tandis que les feuilles sèches de la caducité commençaient à remplacer les fraîches couleurs et les dix-huit ans de la jeune fille. Tous les deux faisaient honte à voir ; mais la femme faisait pitié.
Le travail qui devrait être pour la femme une ferme barrière et une sérieuse défense contre le vice, n'est, trop souvent, qu'un palliatif chimérique et impuissant. 11 est des ouvrières, on l'a vu, qui se trouvent plus ou moins contraintes de demander à la débauche se- crète un supplément de salaire. D'autres fois, le
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travail est par nature tellement environné de périls et de tentations, qu'au lieu d'éloigner les occasions de chute il les fait naître et les multiplie : nous venons d'en avoir la preuve dans les filles de boutique et de théâtre, dans les modèles, enfin dans toutes les jeunes personnes que leur industrie met spécialement en rap- port avec les hommes. Il y en a sans doute parmi elles qui se conduisent honnêtement ; nous n'entendons pas dire que les causes de libertinage créées par les états qu'elles exercent soient absolues, fatales, irrésistibles; mais nous soutenons, et tout esprit sensé sera de notre avis, que les jeunes filles placées sous de telles in- fluences ont plus de mérite que d'autres quand elles résistent au vice, et moins de tort quand elles y suc- combent.
Certes, la liberté humaine n'est pas un vain mot: nous devons l'affirmer, au risque d'être dur vis-à-vis des filles déchues. La conscience publique ne peut absoudre les écarts de conduite, fût-ce mémo en face des circonstances atténuantes. Toutefois n'est-il point permis de peser les actes dans la sévère balance de la justice et de placer d'un côté la faute, de l'autre les causes extérieures qui l'ont fait commettre? Ces causes nous les connaissons; c'est la misère, l'abandon, la lutte pour l'existence qui oblige quelquefois la femme à choisir entre des professions douteuses.
DES INDUSTRIES SECRETES ET IMMORALES
Les femmes entretenues. — Les femmes galantes. — Les femmes à parties. — Les filles d'étudiants. — Les filles vagues.
I
Dans l'aiitiquité, chez les Babyloniens par exemple, les jeunes filles sacrifiaient leur pudeur aux dieux ; au moyen âge, elles en faisaient une victime pour les seigneurs féodaux qui étaient les dieux de ce temps-là ; elles l'immolent maintenant aux riches qui sont les soi- gneurs de notre siècle. Nous n'avions rencontré jus- qu'ici que des industries mixtes chez lesquelles le vice, quoique souvent positif et vénal, entrait du moins comme un élément étranger ; nous allons descendre vers des régions plus brillantes peut-être, mais aussi plus complètement fatales ; chez lesquelles le sacrifice dont nous parlions tout à l'heure, conclu une première fois sous l'étreinte du besoin, se continue ensuite de parti pris et avec le déplorable sang-froid de l'ha- bihirlo.
Avant do descendre jusqu'aux prostituées, on ran- çon ti'o sur le chemin du déshonneur une foule de femmes de mauvaise vie que l'on est convenu de
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classer, selon leurs œuvres, parmi les femmes entre- tenues, les femmes galantes, les femmes à parties.
La femme entretenue est celle qui vit à la charge d'un homme ; elle ne se hvre à aucun de ces travaux manuels et domestiques dont dépend l'existence des ouvrières : toute sa tâche est d'être jolie et de plaire; c'est un objet de luxe, d'orgueil et de plaisir qu'on se procure, quand on est riche, comme un beau cheval ou un chien de Terre-Neuve. L'oisiveté est son état apparent ; mais cette oisiveté, fruit de profits clan- destins et de complaisances honteuses, rapporte sans effort tout le confortable de la vie. Son goût dominant est l'amour de l'or, non qu'elle en soit avare, mais avide. La femme entretenue vit sur l'homme qui l'aime comme sur un pays conquis.
Issues généralement de familles pauvres et obscures, sorties même quelquefois de la loge d'une portière, la plupart de ces créatures ont été amenées à leur état par des goûts condamnables sans doute, mais, il faut l'avouer, par des goûts dont peu de femmes sont exemptes. Presque toutes ont été séduites par la co- quetterie : c'est un premier cadeau selon leur caprice et- fait à point qui les a perdues. D'autres se sont laissé éblouir par le rayonnement de la richesse auquel les femmes du monde avoueront, si elles sont franches, ne pas rester insensibles. N'a-t-on pas vu dans la société des jeunes fdles honnêtes tomljer amoureuses d'un inconnu à cause de la manière pro- digue et insouciante dont il semait l'or sur une table de jeu?
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Une remarque assez curieuse a été faite clans ces derniers temps, c'est que les prétentions de la femme vivant sur les libéralités de l'homme diminuent sensi- blement à mesure qu'on se rapproche du soleil et de la nature : en Angleterre on la séduit avec des billets de banque, en France avec de l'or, en Italie avec de l'argent, en Espagne avec du cuivre, toujours ainsi jusqu'aux filles des Tropiques, lesquelles se donnent pour un clou, — • mais toujours pour quelque chose.
Du reste, hàtons-nous de dire que la femme entre- tenue, cette aristocratie du vice, a disparu avec toutes les autres aristocraties. La Restauration a été son der- nier règne. Il fallait, il est vrai , pour tenir rang d'entreteneur, une fortune immense et ancienne que le train d'une vie dissolue, les fantaisies ruineuses de ces femmes et la passion effrénée du jeu ne pussent détruire ; il fallait en outre du loisir pour ne point abandonner à d'autres les fruits qu'on cultivait si chèrement ; deux choses manquent auprès des femmes, aux hommes cF affaires qui forment l'aristocratie mo- flerne, le temps et l'argent. Qu'est-il arrivé? c'est (|ue les mœurs ont suivi le mouvement industriel du siècle ; on entretient maintenant les femmes par asso- ciation ; on exploite l'amour en commandite.
Il y a bien peut-être encore de nos jours quelques femmes dont les dépenses sont entièrement couvertes par un parvenu de haut étage ; mais elles sont d'abord en petit nombre, et ensuite le commerce de CCS messieurs, dépourvu de l'élégance ancienne et
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du parfait bon ton des manières, fait trop sentir à des filles généralement fières et ombrageuses la dépendance vénale sous laquelle elles vivent. La fidélité n'étant de leur part qu'une affaire de calcul où. le cœur n'entre pour rien, elles cèdent aisément , l'occasion aidant, devant un caprice ou une vanité. Qu'on sache d'ailleurs que ces femmes haïssent généralement l'homme qui les paye ; se sentant humiliées devant ses bienfaits onéreux comme devant les chaînes do- rées d'un maître, elles se donnent un beau jour à un nutre pour ne pas toujours recevoir. C'est ce don imprudent qui amène souvent leur ruine. A quoi bon d'ailleurs insister sur les mœurs d'une race à peu près perdue? Nous le répétons, il n'y a plus guère aujour- d'hui de femmes entretenues, c'est-à-dire de filles somp- tueuses et prodigues, vivant à la charge d'un seul homme qui la défraye entièrement de ses dépenses ; il n'y a plus que des femmes galantes.
II
On peut diviser les femmes galantes en deux classes bien distinctes : les unes sont les descendantes des an- ciennes filles entretenues; les autres vivent du hasard et au jour lejour.
Les femmes galantes de la première classe sont des filles de théâtre ou du demi-monde qui, indé- pendamment de la rente que leur fait l'entreteneur, de-
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mandent aux libéralités passagères des autres hommes un supplément d'aisance. Quelques-unes d'entre elles ont reçu une éducation assez soignée: le bon goût de leur toilette, la fraîclieur exquise de leurs manières, le tour à la ibis fin et hardi de leur conversation, seraient souvent de nature à exciter l'amour, si l'on ne devinait sous leurs agaceries le sei^pent froid et perfide de la cupidité. Méritent-elles d'ailleurs l'intérêt que leur témoigne la Uttérature du jour? Assurément non. Qu'ont-elles en leur faveur? De l'esprit? G'eslr celui qui court les rues. De la déUcatesse? Aucune. De la beauté? Pas même. — Et dire que des hommes se font tuer pour de pareilles créatures !
Ces sortes de femmes ont, pour la plupart, un ameu- blement plein de recherche et d'élégance. La position heureuse, du moins en apparence, de ces ouvrières du vice, est souvent un sujet d'envie et de tentation pour les jeunes tilles honnêtes qui gagnent péniblement leur vie. Qu'ya-t-il pourtant à envier dans l'existence des courtisanes ? Que d'épines sous leur couronne de roses 1 Combien fragile est leur fortune ! A quelle profon- deur le train qu'elles mènent les précipite dans le gouffre des dettes ! Siu^ (piel sable mouvant reposent leurs illu- sions et leurs espérances.' Pour une qui atteint sa proie, combien d'nutres n'en saisissent que l'ombre! Quel esclavage que celui oii l'obligation de plaire enlève à la fenune le droit d'être triste à certaines heures, de penser et de rêver pour elle-même! Ne disons rien de la domination des hommes sous lesquelles vivent les
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courtisanes : elles ont dans leur conscience un autre tyran dur et morose qui leur interdit toute satisfaction. Leur vie n'est guère qu'une ivresse laborieuse. Malgré toutes les distractions du monde, un malaise vague et une inquiétude sourde les rongent; l'ennui les dévore: c'est le vautour de tous les êtres intelligents et libres qui essayent de vivre en dehors des lois morales.
L'erreur de ces femmes est de gaspiller la richesse sans se donner la peine de la conquérir par le travail. RapaCes, insatiables, elles boiraient le Pactole ; elles mangeraient les mines du Potose ; elles mettraient au Mont-de-Piété la Toison d'or; elles feraient dissoudre dans un verre d'eau toutes les perles de Gléopâtre. Combien de temps, il est vrai, dure cette prospérité scandaleuse? L'espace d'un matin. Là est l'expiation, là est la justice.
Oui, cette ère de faste et d'éclat passe bien vite avec la jeunesse; comme l'économie est le moindre défaut des femmes galantes, généralement leur pros- périté décroît avec l'âge. Aux ])rodigalités fiévreuses de leur beau temps succèdent, au bout de quelques an- nées, des habitudes plus modestes. A l'ràge oh les femmes, pour me servir du langage des botanistes, commencent à passer /leur,, les courtisanes songent à vivre maritalement avec quelque jeune houmie jouissant d'un certain revenu ; mais elles n'y i)ar- viennent})as toujours. Celles qui ne peuvent y réussir tombent i)eu à peu dans un isolement funeste. Tout change bruscpiement de face. Du premier étage, elles
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montent au second, puis au troisième, puis au qua- trième; or monter en pareil cas, c'est descendre. Chez elles leur ameublement et leur toilette offrent aux yeux,- sous une forme sensible, l'image d'une pre- mière vie bouleversée ; un vase à fleurs dépareillé figure sur leur secrétaire à côté d'un morne pot à l'eau en faïence ; leur robe du matin est une vieille robe de bal, décolletée outre mesure, qui a perdu toute fraî- cheur; bref, leur toilette et leur ménage annoncent une ancienne prospérité en ruine. Les malheureuses s'abîment alors dans un désenchantement infini.
Si un peu d'amour ne vient pas, comme nous l'avons dit, réchauffer les cendres de cette vieillesse précoce, vieillesse de trente-sept ou quarante ans tout au plus, les pauvres femmes offrent au moral le plus désolant tableau qu'on puisse imaginer. Encore sont-elles oblio-ées quelquefois d'apprendre tardivement un état pour vivre ou de demander à l'aiguille un gain chétif, mal en rapport avec les habitudes de désordre et de laisser-aller qu'elles ont contractées dans la débauche et le luxe.
Quant aux femmes galantes du second étage, elles ne s'attachent même pas à un amant en titre ; elles sont bien encore entretenues si l'on veut, mais par plusieurs hommes à la fois. Leur industrie consiste donc à chercher mille moyens de se produire: ce sont elles qu'on rencontre dans les jardins publics, assises à l'écart, avec une chaise vide à leur côté, aux con- certs, aux bals publics, aux théâtres et jusque dans
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les églises, car les femmes galantes se piquent de dévotion. D'autres parmi elles sont actrices, mais ac- trices pour la forme ; le théâtre n'est dans leurs in- tentions qu'un cadre favorable à leur figure, et la scène une exposition publique de leurs charmes. La vie de ces femmes galantes, connues tout dernière- ment sous le nom de lorettes, sans doute à cause de leur pieux voisinage, n'a encore rien de commun avec celui des filles publiques, qu'elles affectent hautement de mépriser. Leurs faveurs, quoique ordinairement vénales, sont encore libres et spontanées. Quand un homme leur déplaît, elles se réservent la consolation de le refuser ; (juoique l'argent soit en général le but de leurs concessions, elles se livrent, sui- vant que le cœur leur en dit, pour un dîner, pour une partie au bois ou en chemin de i^ev, pour un léger ca- deau. Elles ne s'affichent pas ouvertement dans la rue : à peine si quelques regards en coulisse, une tour- nure fringante, une manière à elles de draper le chàle ou le mantelet les décèlent aux yeux exercés.
Les lorettes, dans leur vie errante et nomade, regrettent amèrement le beau temps des femmes entretenues : ce commerce multiple et fugitif ne leur rapporte en effet qu'une existence incertaine ; c- piei're qui roule n'amasse point de mousse. » En fait d'en- treteneurs ou d'amants, ce n'est point le nombre qui importe, c'est la qualité : mieux vaut générale- ment un que plusieurs. Aussi le sort de ces femmes galantes est-il généralement misérable : pour une ou
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deux qui, à force d'esprit, d'adresse ou de beauté, se soutiennent dans l'aisance, il y en a vingt autres qui, à la suite de succès brillants mais éphémères, courent les rues de Paris avec un chapeau flétri , des talons de souhers éculés, une robe consternée et des gants qui montrent le jour des doigts. Toutefois la misère apparente, la misère des vêtements n'est pas celle qui appartient généralement à la femme galante ; c'est une seconde misère plus cachée, plus intérieure; plus dévorante, misère dorée qui recouvre souvent les dures privations du nécessaire et la crainte de mourir de faim. Telle passe dans la rue enviée des men- diantes en haillons à cause de son manchon, de son chapeau à plumes et de son mantelet de satin noir, qui porte au fond du cœur le souci rongeur du lende- main et la sombre perspective de l'hôpital.
Si peu honorable que soit le métier de courtisane, n'y réussit point qui veut.
Quoique la beauté et la jeunesse soient générale- ment des moyens de plaire, il en est de ces dons de la nature comme du talent pour les artistes : il faut encore que le hasard vienne en aide aux sirènes. Il lt»ur faut aussi l'outillage, c'est-à-dire la toilette et l'ameublement. Bien ou mal acquis, le luxe donne toujours à ces femmes un certain prestige. De là leur anxiété aux époques critiques, comme l'échéance d'un terme de loyer ou le jiayement obligé d'une dette. Les deux loups-garous qu'elles redoutent le plus au monde sont l'huissier et le commissaire-priseur. Elles
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savent en effet qu'une lorette démeublée, si l'on ose ainsi dire, est comme une jeune chasseresse qui aurait perdu son arc. Aussi ont-elles recours à tous les ex- pédients pour conjurer ce malheur. La veille d'une saisie, on les voit frapper à toutes les portes pour trouver un sauveur, c'est-à-dire un banquier qui leur prête à fonds perdus.
Comme les conquêtes que les femmes galantes font en courant et par hasard ne suffisent pas toujours au nécessaire de la vie, elles éprouvent quelquefois le besoin de s'attacher à l'une de ces maisons clandestines nommées maisons à parties.
III
Les femmes à parties font l'amour, poste l'estante, dans ces salons équivoques de la Ghaussée-d'Antin oii l'on introduit les jeunes gens et le plus souvent les hommes mûrs à des soirées. L'un de mes amis, ex- directeur d'un grand théâtre, reçut un jour un billet signé de Madame***, demeurant rue Saint-Georges. Elle le priait de passer chez elle pour une communi- cation importante. Groyant qu'il s'agissait d'intérêts sérieux, il se rendit à l'invitation. Madame*** était une femme minaudière et coquette, quoique déjà sur le retour ; elle l'attira discrètement dans la pièce la plus reculée de l'appartement, prenant alors un ton
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jioitié patelin, moitié affectueux, elle lui demanda si la vie solitaire qu'il menait ne commençait pas à le lasser et s'il n'éprouvait pas le besoin de faire une connaissance honnête.
C'était la maîtresse d'une maison à parties. « J'au- rais si bien votre affaire », ajouta-t-elle en clignant de l'œil.
La grande passion des filles à parties n'est pas l'amour, c'est le jeu. Les initiées qui hantent ces maisons secrètes prennent les cartes vers neuf heures du soir, et ne les quittent souvent que le lendemain au lever du jour. Le monde est pour ces joueuses un tapis-vert autour duquel elles cherchent un partner.
Sans cesse inquiète, mobile, fiévreuse, intermit- tente, toute la vie de ces femmes est, comme leur soirée, un jeu de hasard. Un mouvement alternatif de prospérités et d'adversités subites démolit à chaque instant leurs châteaux de cartes. On voit paraître et disparaître sur leurs doigts, aux oreilles, autour du cou, des bijoux d'un jour qui passent le lendemain dans la boutique des juifs. Il n'est pas rare que leur toilette varie plusieurs fois en une semaine, tantôt extrava- gante, tantôt somptueuse, tantôt misérable. Au miheu de cette existence mouvante et dissipée, elles n'ont ni le temps, ni l'occasion, ni la force de se fixer sur une récolution sérieuse. Elles laissent aller le^temps, comme elles disent, et le temps les emporte oh vont les feuilles sèches, où. vont les femmes démodées, où vont les neiges d'an tan.
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Il faut d'ailleurs bieu se garder de coufoudre ces maisons à parties avec d'autres maisons de débauche- plus foncées en couleur dont il sera parlé dans la suite. La plupart des jeunes filles qui les fréquentent n'y de- meurent point ; elles n'ont donc à subir delà part des dames tenant le salon qu'une dépendance d'intérêt à laquelle il leur est peu loisible de se soustraire. Ces tripots ont leurs habituées ; les filles à parties y ren- contrent des hommes qu'elles ne rencontreraient };as ailleurs. D'après le rapport des fonctionnaires les plus à même de vérifier les faits, de telles maisons clandestines auraient même servi plus d'une fois à des femmes du monde pour y donner des rendez- vous à des hommes indignes d'elles. Mais tirons le rideau sur des aventures honteuses qui sortent de l'objet de ce livre, et disons un mot d'un autre génie de jeunes filles (jui sacrifient au libertinage.
IV
Il nous répugne de classer à côté des femmes en- tretenues, des femmes galantes, des femmes à parties, les grisettes. L'excentricité de leurs moeurs les dis- tingue pourtant des ouvrières proprement dites; elles forment un groupe à part.
La grisctte de Paris a généralement un état : elle est couturière, brocheuse, blanchisseuse en fin, enlu-
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mineuse ; elle va quelquefois en journée, mais le plus souvent travaille en chambre. Le quartier Latin est son district de prédilection. Pour passer le temps, et comme son gain d'ouvrière ne suffit pas à ses menus plaisirs, eWe a un mnant. Jeune et coquette, elle s'a- dresse de préférence aux étudiants. La grisette a une mise à elle ; on la reconnaît à son air papillotant, au ruban de son bonnet, à un pli de son chàle : tout le secret de sa toilette est de plaire à peu de frais. Sa figure répond à sa mise : elle est fraîche, coquette et chiffonnée ; pas de traits, mais un ensemble ave- nant et bien troussé qui tient lieu de beauté. Gaie, avenante, elle charme sous la tuile les ennuis de pauvres jeunes gens enlevés par leurs études à la famille et au pays.
Pendant ces jours d'été que la prison allonge,
Où l'esprit fatigué se nourrit d'un vain songe,
Triste je me souviens d'une fille en bandeaux
Que je voyais paraître à travers ses rideaux.
C'était une grisette; elle brodait pour vivre,
Et parfois reposait ses yeux noirs sur un livre ;
Elle brodait souvent pendant un jour entier,
L'aiguille au bout des doigts, les pieds sous son métier,
Sérieuse et cherchant comme dans la peinture
Avec un peu de soie à fixer la nature ;
Elle faisait vraiment des ouvrages fort beaux
Et ses fichus brodés valaient bien des tableaux.
Pourtant ce n'était rien qu'une humble et pauvre fille,
Belle, mais c'est en vain que son visage brille :
Son doigt blanc se ternit sous l'aiguille et le dé ;
Elle ne porto pas le schal qu'elle a brodé ;
Le satin fin et clair qu'elle Bônie de ros(>s ;
Le soyeux cachemire aux guirlandes éclose*,
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Et les frôles bouquets qui de ses mains sont nés S'en vont parer souvent des cous noirs et fanés. Tous ces beaux ornements acquis par la richesse Décorent au château quelque vieille duchesse, Qui n'a pu ramener sur ses maigres appas La jeunesse et l'amour que l'on n'achète pas. Le pauvre artiste obscur dans sa mansarde noire A du moins l'espérance et les rêves de gloire ; Il a d'âpres bonheurs : écouter les journaux Bourdonner en essaim autour de ses tableaux, Ou d'un livre battu par mille vents contraires, Voir éclore une afriche aux vitres des libraires ; Mais vous avez beau peindre avec mille couleurs, Filles, sur le satin des oiseaux et des fleurs, Votre aiguille a beau faire entre vos doigts de fées Mille dessins charmants aux robes étoffées, On s'inquiète peu que vous viviez ou non : Nul ne parle de vous, nul ne sait votre nom; Vous n'êtes, comme on dit, que d'obscures grisettes, Et vous allez au bois pour cueillir des noisettes Avec un jeune fou, cœur ouvert à tout vent, Qui vous aime peut-être et vous trompe souvent.
La plupart des jeunes filles qui s'attachent ainsi par amour aux jeunes gens des écoles sont des ou- vrières d'une nature choisie , qui ont voulu s'élever au-dessus de leur condition. Cette supériorité de cœur ou d'esprit est pour elles généralement un don fatal qui les entraîne à leur perte. Quehpies-unes se sont laissé séduire par l'appât trompeur d'un mariage promis ; d'autres ont cédé avec toute connaissance, préférant encore être la maîtresse d'un homme comme il faut que la femme d'un ouvrier. Là est leur faute; esclaves de la vanité, d'un sot et faux préjugé, elles ont
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sacrifié leur avenir à une ombre, à un caprice, à une erreur.
La plupart d'entre elles avaient dans l'âme cette petite fleur du sentiment, qui veut, pour ne pas mou- rir, des soins délicats. Or, dans l'état présent des cho- ses, le travailleur (ce n'est pas sa faute) a quelquefois des amours bourrus comme toute sa personne ; l'édu- cation ne l'a pas encore atteint, elle n'a pas suffisam- ment cultivé en lui cette poésie du cœur qui répond seule aux vagues inquiétudes de certaines jeunes filles. L'homme du peuple aime sa femme ; hors le cas d'ivresse, il ne la bat ni ne la maltraite ; souvent même il l'entoure d'aisance, de soins et d'égards. Mais il y a telles ouvrières auxquelles la perspective de ce mariage calme et avantageux ne suffit pas ; elles préfèrent courir les risques d'une carrière épineuse plutôt ({ue de borner leur vie à ce petit horizon ; il leur faut une voix qui chante dans l'amour, •^•quelque chose d'harmonieux et d'idéal ([ui les enlève de terre. Ce sont là, direz-vous, des imaginations romanesques. Peut-être; mais le roman tient plus de place qu'on ne le croit dans la vie. 11 n'est pas encore bien prouvé si le bonheur se compose des biens qu'on a ou de ceux qu'on croit avoir.
La griselte est la sœur do l'étudiant : l'été, on la rencontre à la Chaumière nu au Piado avec une robe légère, un cliàle blanc et un chapeau de paille à fleurs; c'est toujours sa tournure pimpante, son minois re- troussé, ses petits airs délibérés, sa fraîcheur de dix-
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huit ans ; elle cause familièrement entre les contre- danses, avec le premier venu. Dans le commerce de l'étudiant et de ses amis, elle a pris le langage technique de l'école. — Monsieur, disait l'une d'elles à un danseur maladroit qui lui avait heurté la jambe, vous m'avez fait mal au tibia. — C'était la femme d'un étudiant en médecine.
Il y en a parmi elles qui s'attachent à un jeune homme pour un temps déterminé : ces sortes de ma- riages ressemblent assez bien à ceux des Bohémiens; le hasard casse entre les deux parties la cruche et le morceau de pain pour trois ou quatre ans. Celles-ci partagent avec l'étudiant la bonne et la mauvaise for- tune ; elles l'aident de leurs conseils dans les temps de crise, car elles savent par expérience ou par instinct de femme les mots qui, dans une lettre, font relâcher les cordons serrés de la bourbe des oncles. Quand l'on- cle se montre tout à fait intraitable, elles ont recours à /22a tantey comme elles disent. L'été, elles vont por- ter au Mont-de-Piété le manteau de l'étudiant, sous prétexte que c'est un meuble inutile qui tient de la place dans la chambre ; l'hiver, elles engagent la mon- tre, par la raison spécieuse que, les jours étant très- courts, on n'a que faire d'un instrument qui marque l'heure.
Si, par mégardc, il naît un enfant de ces sortes de haisons, la grisette ne s'en afflige point, au contraire. Elle travaille à l'aiguille pour acquitter les mois de nourrice. Cet enfant lui rappellera un jour les traits
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du père : il sera sa consolation et peut-être son sou- tien dans l'avenir. Si c'est un garçon, comme il a du sang de lettré dans les veines, il arrive que, vers dix ou douze ans, il entre dans une imprimerie pour gagner son pain. Est-ce une fille, on la des-tine volontiers au théâtre; car les pauvres griseltes ont horreur des tra- vaux de Taiguille : non ignora niali. L'adolescente ne répond pas toujours aux espérances de la mère, elle fait plus (le faux pas sur les planches qu'elle ne re- cueille de bouquets et finit trop souvent par suivre une autre voie qui n'est pas moins glissante.
Quelques grisettes sont pleines de dévouement et de bons conseils. On en a vu qui forçaient leur mari pro- visoire à se séparer d'elles quand le temps de leurs études était écoulé. — Ya-t-en, lui disaient-elles ; c'est ton devoir do retourner dans ta famille ; il faut songer à te marier. Nous avons passé ensemble de belles années qui ne reviendront plus : tu t'en souviendras quelquefois en pensant à moi. — On voit en effet des jeunes gens prendre dans le commerce de ces fiUes un charme dangereux qui les retient à la vie de crarcon et d'étudiant.
Toutefois la grisette est par excellence chose libre et légère. Cette pauvre fille, que fétudiant aime un peu mieux que son chien et un peu moins que sa pipe, jette follement ses belles années aux bonnes fortunes, aux parties de plaisir et aux liaisons d'un jour. Habi- tuée à être aimée en passant et pour ainsi dire au vol, elle vit au hasard comme le pinson, sachant bien que
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tant qu'elle sera jeune et gentille, elle trouvera sur son chemin un nid pour dormir, un morceau de pain à becqueter, et le ciel bleu pour chanter sa chanson.
On ne lui connaît guère d'autre caractère qu'une insouciance enjouée. Pour beaucoup néanmoins cette joie du visage est un mascjue : leur cœur est sombre. Elles professent, en général, un grand mépris de la vie. Le fait est qu'elles la dispersent au hasard comme des prodigues qu'elles sont. Quoique coquettes, elles mènent grand train leur jeunesse et leur beauté, qui ne tardent pas à s'épuiser en toutes sortes de folles aventures. Néanmoins, la plus grande peine qu'on puisse leur faire, et que certains jeunes gens brutaux ne leur épargnent pas toujours, c'est de les trouver vieilles. Leurs joues se colorent, dans ce moment-là, d'un rouge de dépit. — C'est un plaisir barbare, en vérité, que vous vous donnez là : vous complimentez tous les jours dans le monde les plus laides femmes en les assurant que vous les trouvez tout à fait belles ; que n'en faites-vous autant envers ces pauvres fdles qui ont tant besoin d'égards pour les consoler du reste ?
La grisette de Paris a un faible, c'est la friandise : on l'amène par là à toutes sortes d'infidélités et de mauvais traits dont elle devient, au reste, la première victime. Elle accepte du premier venu, et sans trop réfléchir aux suites, un punch, des glaces, un souper sous prétexte que ça ne se refuse jamais. Il arrive souvent qu'elle paye cher ces petits plaisirs par les
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liaisons malheureuses qu'elle contracte, ou par la perte de ses anciens amants qu'elle offense. Si par hasard on l'aime, on la bat ; sinon l'on se sépare comme l'on s'est connu, d'un côté et de l'autre.
La grisotte a ses défauts, mais elle a bon cœur : quand l'étudiant est triste, elle tache de se faire plus gentille que de coutume pour lui plaire et l'égayer ; quand il est malade, elle le soigne. Il est peu d'inté- rieurs plus touchants que celui de ces pauvres cham- bres de la rue Saint-Jacques, dont le plafond est bas, dont la cheminée fume, mais dont la jeunesse et la gaîté font une sorte d'Eldorado. J'ai vu des hommes graves placés maintenant dans le monde regretter les heureuses années de leurs études, la mansarde oii 'ils avaient ri et souffert à deux, et surtout la femme qu'ils avaient aimée dans ce beau temps de la vie ôii l'on aime si bien.
Il faut que cette vie, quoique pauvre et dure, ait d'âpres attraits et comme un parfum singulier qui appelle, puisque de belles dames du même côté de l'eau, s'il faut en croire la légende du quartier latin, seraient venues dans ces humbles mansardes partager pour quelques heures le sort de l'étudiant.
Une femme de trente ans, aristocratiquement pâle, vient de laisser sa voiture aux environs de la rue Dauphine ; le pied finement chaussé, elle se hasarde dans les rues bourbeuses du ([uartier Saint- Jacques ; on la voit glisser discrètement le long des maisons; un long châle dissimule les lignes courbes et ondoyantes de ses formes sveltcs ; elle disparaît dans une allée.
LES VIERGES FOLLES
L'étudiant est à lire ou à fumer dans sa petite cham- bre, quand la jeune dame entre, dépose familièrement son chapeau à plumes sur le lit, défait son cachemire, se débarrasse de la robe étroite qui la prend à la taille, jette en un mot toute cette toilette historiée qui lui pèse pour prendre le bonnet festonné, la blouse large et le fichu léger de la griselte. Elle trouve un plaisir inconnu à balayer la chambre, à mettre en ordre les livres, les habits et les ustensiles du ménage; de ses petites mains blanches elle fait tout cela avec une adresse exquise et une grâce charmante, comme si elle n'avait jamais fait autre chose. Puis elle s'assied sur la chaise à côté de l'étudiant, en regardant, par dessus les toits, les autres mansardes où s'égayent d'autres jeunes fous avec de jeunes folles. Elle partage avec lui son déjeuner du matin, mord à son pain blanc et boit à son verre comme une grisette bien apprise qui n'a pas d'autre métier. Ce ne sont que propos char- mants, adorables badinages, douces folàtreries, jus- qu'à ce que, réveillée en sursaut par la voix de l'hor- loge, la jeune femme qui s'est déjà ti'op oubliée s'en aille reprendre, dans un salon, l'étiquette morne et les superbes ennuis dus à son rang.
Le bonnet, la blouse, le fichu tombent, etla joyeuse fille insouciante s'évanouit, pour faire place, liélas! à la grande dame.
Ne sois pas envieuse, enfant, de ces duchesses Qu'on voit étinceler dans un ciel de richesses : Le corps, mieux éclairé, laisse plus d'ombre au mur;
90 LES VIERGES FOLLES
Le ver se glisse au fruit lorsque le fruit v-t rnùr ; L'ennui s'attache au front le plus blanc, le plus lisse, Et la fleur a souvent la forme d'un calice. Veuves avant le soir de leurs plaisirs défunts, Blondes grappes sans goût et roses sans parfums, A bout de leurs, désirs, lasses de leur fortune. Dans leur ciel étoile froides comme la lune, Elles ont bien souvent maudit et souhaité, 0 fille, tes amours, oiseau, ta liberté!
Quand mai remplit leur parc de chants et de feuillages,
Quand le fleuve écumant où boivent des villages
Passe sous leur balcon avec sa grande voix,
Quand on entend le son du cor au fond des bois ,
Quand le petit oiseau va becquetant la graine.
Elles voudraient sortir, elles ont la migraine ;
Leur enfant les ennuie avec sa joue en pleurs ;
Elles font fi des champs et n'aiment pas les fleurs ;
Le soleil les fatigue en leur appartement;
Le cœur souffre et languit sous leur beau vêtement ;
Rien ne les divertit, ni rien ne les étonne;
Elles ont à dégoût leur mari monotone,
Car malgré leur esprit et leurs jeunes appas
On aime leur argent, on ne les aime pas.
Quel est ce livre ou^"e^t qu'un doigt distrait feuillette ?
A l'heure du dîner elles font leur toilette,
Et descendent s'asseoir, quand on les avertit.
Au festin somptueux où manque l'appétit.
J'aime bien mieux ton sort, ô ma blanche grisette, Toi qui, le cœur joyeux, au fond de ta disette. Nichée au bord d'un toit, en la belle saison, Vis de l'air du printemps, de rire et de chanson ! J'aime bien mieux au bruit des voix et des causettes, Ta chambre caquetant couunc un nid de fauvettes. Ton morceau de pain blanc dans ta tasse de lait Et la folle gailé <|ui change en beau le laid. Enfant, j'aime bien mieux tes courses du dimanche,
LES VIERGES FOLLES 91
Ta danse à la Chaumière avec ta robe blanche,
Tes bergers amoureux à l'ombre des berceaux
Et tes beaux jours enfuis sur l'aile des oiseaux ;
Ne sois point envieuse au fond de ta mansarde,
Où le soleil levant, au matin, se hasarde,
Où quelque étudiant obscur et sans témoins,
T'aima de tout son cœur quinze grands jours au moins.
Cependant il ne faut flatter personne, pas même les grisettes. Le tableau que nous venons de tracer, vrai en théorie, ne l'est pas toujours autant dans la pratique. Mais ce qui nuit le plus aux grisettes, c'est une race de filles d'étudiants avec lesquels on les confond, et qui ne méritent point de leur être com- parées.
Ces filles appartiennent à une classe particulière de jeunes gens qu'on nomme les étudiants d^ estaminet ; ceux-ci, en effet, n'étudient guère que le cigare, la bière, le vin chaud et autres ingrédients étrangers au droit et à la médecine. Ce sont ceux dont on s'aper- çoit le plus dans le quartier à cause du bruit et des dépenses qu'ils font, de leur costume hétéroclite, des femmes reconnaissables qu'ils traînent à leurs bras, et surtout de leurs rentrées nocturnes, au sor- tir des bals delà Chaumière ou du Panthéon. Il est pourtant vrai de dire qu'ils sont en petit nombre. Cette vie turbulente et dissipée n'appartient guère qu'aux étudiants de première année ou à de vieux jeunes gens qui se font un plaisir de débaucher les nouveaux venus. Les étudiants qui étudient sont en majorité, quoi qu'on en dise; ceux-là mènent une con-
92 I^ES VIERGES FOLLES
duite rangée; leur chambre, quoique souvent égayée par des visites d'amis et môme par <le petits soupers, est la plupart du temps silencieuse ; il ne s'y rencontre que ces trois choses indispensables, une pipe, un li- vre et une compagne.
En dehors de toutes les divisions que nous avons établies, flotte dans notre grande ville une race de femmes indéterminées, non encore inscrites sur les registres de la police, du reste vénales et prêtes à tout, qui se livrent sourdement à la débauche; l'adminis- tration les qualifie de filles vagues, ne sachant sans doute comment les classer.
Quelques-unes d'entre elles ne manquent pas d'une certaine intelligence cultivée par l'éducation. «Leur langage, rapporte M. Béraud, m'a souvent étonné par sa précision, sa hardiesse et sa logique. J'ai re- connu en plusieurs une sagacité supérieure. Je les plaignais et je regrettais que tant d'esprit et de char- mes fussent souillés par le vil commerce auquel elles se livraient, et cela pour un chàle, pour une robe, pour un chapeau et autres objets de luxe dont à Paris les filles sont jalouses. »
Ces tUles débauchées sont libres encore ; elles n'ap- partiennent à aucune des bergeries immondes où l'on parque en commun certaines brebis du vice. Le plus
LES VIERGES FOLLES 93
effrayant est que quelques-unes d'entre elles conti- nuent de vivre au sein de leur famille, qui ignore leur abominable industrie. Cela s'explique à la rigueur, si l'on réfléchit au peu de soin que le mari et la femme prennent quelquefois de leurs enfants ; occupés tout le jour de leur côté, ils les laissent vaguer au hasard; quand ce sont des fdles en âge de gagner leur vie, on leur demande seulement de rapporter à la fm de la semaine un gain suffisant dont elles ont bien soin de dissimuler l'origine.
Si encore ce brutal sacrifice de la pudeur était commandé par des besoins irrésistibles ! Mais mal- heureusement, telle est la faiblesse du sens moral chez ces pauvres filles mal élevées et corrompues de bonne heure par des exemples funestes, qu'elles cèdent souvent aux plus légers entraînements de la co'juet- terie. Qui croirait que la débauche, cette source amère de honte et d'humiliation sans fin, sorte le plus sou- vent de la vanité? Rien pourtant n'est plus vrai. C'est par là que les tente le serpent. Il dit à toutes ces filles mal vêtues et mal nourries : — Pourquoi donc vous a-t-il été défendu de cueillir ces beaux fruits dorés de l'arbre de la vie ? Vous n'avez qu'à étendre la main pour les atteindre, et vraiment vous seriez bien sottes de ne point le faire ; car alors vous serez sem- blables à toutes ces belles dames qui vous font tant envie par leur toilette et leurs conquêtes. — Mettre un frein à la coquetterie souvent mal entendue de ces pauvres folles, en leur représentant que les ornements
94 LES VIERGES FOLLES
dont elles se surchargent la plupart du temps sans goût et sans motif n'ajoutent rien à leur figure, serait de la part des mères un acte de sagesse. Que dernaux elles épargneraient à leurs filles !
Tu pleures, belle enfant, cai' aujourd'hui dimanche, Pour sortir tu n'as pas de collerette blanche Ni de fins souliers noirs sous tes pieds amollis, Ni de gants parfumés, ni de châle à longs plis; Enfant, regarde-moi les blanches marguerites, Les jolis boutons d'or, les roses favorites, Qui sans coquetterie ont de plus doux attraits Que les femmes de roi peintes sur les portraits ; Et puis, loin d'envier aux autres leur parure, Enfant, contente-toi sans fard et sans dorure, D'être sous le ciel bleu belle de ta beauté. Comme la fleur des champs avec simplicité.
La vanité est un sentiment si naturel à la femme que, combinée avec la misère, elle l'entraîne presque sans peine, l'occasion aidant et quelque diable aussi la tentant, à d'effrayantes conséquences.» Il est encore des époques, dit M. Béraud, même périodiques dans l'an- née, qui deviennent fatales à la vertu d'un grand nom- bre de jeunes Parisiennes. Aux api)roclies du jour de l'an, de la fête des Mois, des fêtes de la Vierge et des jours consacrés aux saints dont les noms sont devenus ceux de leurs proches sur les fonts baptismaux, de jeunes filles veulent donner des étrennes, faire des cadeaux, offrir de beaux bouquets ; elles désirent aussi pour elles-mêmes une robe neuve, un chapeau à la mode, et, privées des moyens pécuniaires et, indispcn-
LES VIERGES FOLLES 95
sables à leur contentem(?nt, elles les trouvent en se livrant pendant quel({ues jours à la prostitution dans les lieux clandestins, ou chez d'indignes amies déjà perdues qui les excitent à la débauche (1). » Les pau- vres filles rougissent bien ensuite de leur indigne con- duite, mais, comme Eve après avoir cueilli la pomme fatale, elles rougissent trop tard.
Est-ce à dire que nous envisagions avec regret les développements du goût qui portent de nos jours les femmes à s'habiller le mieux possible? Il s'en fout de beaucoup. Les soins qu'apporte la femme à sa toilette témoignent du respect d'elle-même; c'est un signe qu'elle aspire à s'élever. Le commerce et l'industrie sont d'ailleurs intéressés à ce que les étoffes de luxe se répandent dans toutes les classes. Nous admirons la belle parure de l'ouvrière, quand elle l'a gagnée par son travail ; tout ce que nous blâmons, ce sont ces ornements superflus, fruit de complaisances secrètes et de sacrifices intéressés qui coûtent tant à la vertu.
Parmi les filles vagues, plusieurs sont des paysannes fraîches et attrayantes, venues un jour de printemps pour s'engagera Paris dans une maison de nouveautés ou pour servir chez des maîtres en qualité de do- mestiques. Elles ont plu à des hommes riches, qui se sont proposés pour les entretenir. Après un petit com- bat de conscience, elles ont cédé à l'appât brillant d'une rente ou d'un cadeau : alors sont tom])és la jupe
(1) Les Filles publiques, t. I, page %}S.
LES VIERGES FOLLES
de bure, le fichu rouge, les gros bas bleus et avec tout cela l'innocence. En peu de temps, on ne les reconnaît plus, tant la femme est flexible et se prête par sa nature aux métamorphoses. Les mains toujours un peu rouges se sont dégrossies ; les manières com- munes ont disparu pour faire place aux airs provoquants; les pieds se sont amincis dans les brodequins de chevreau. Il ne faut pas un mois d'apprentissage pour faire une Phryné d'une paysanne, à la condition qu'elle soit jolie.
Ces filles, cjuoique se livrant à une débauche pres- que quotidienne, ne subissent encore aucune servi- tude administrative ; mais le plus souvent elles ne sauvent leur liberté qu'à leur détriment. Les mal- heureuses, en échappant à la surveillance de la po- lice, n'échappent point aux maladies dont l'admi- nistration s'efforce de prévenir les ravages.
Un autre fléau que ces femmes contribuent à pro- pager largement parmi nous, c'est cehii des naissances occultes. « M. de Xecker estimait (pi'avant 89 le nom- bre des enfants trouvés, entretenus dans les différents hospices de France, était de 40,000 ; quatorze ans plus tard, il est porté à 51,000. En 1815, quatre ans après le décret de 1811, ([ui institue les tours et régularise la législation appliquée à l'admission des enfants trou- vés dans les hospices, le nombre s'élève à 67,966; en 1819, il est de 99,3 i6 ; enfin, en 1834, le rapport du ministre de l'intérieur le porte à 129,699! Le budget des enfants trouvés s'élève alors à près de dix mil-
LES VIERGES FOLLES 97
lions (1). » Nos hommes d'État frappés de ce mouve- ment de plus en plus accéléré dans le chiffre des enfants trouvés, n'ont pas trouvé de meilleur moyen pour l'arrêter que la suppression des tours : c'est- à-dire qu'ils ont essayé de combattre un abus par un autre abus plus grave encore. En voulant dimi- nuer le nombre des naissances naturelles, n'ont-ils pas ouvert une voie secrète à l'avortement et à l'in- fanticide ? Nous le craignons.
VI
Si maintenant nous résumons dans notre pensée ce qui a été dit des femmes exerçant diverses industries immorales et clandestines, nous les verrons se diviser naturellement en deux grandes classes, dont l'une se livre au Hbertinage et l'autre à la débauche.
Dans la première catégorie, nous comprenons cer- taines femmes parvenues, qui tout en vendant leurs faveurs, trouvent néanmoins le moyen de les faire bri- guer quelque temps par une cour assidue et soumise. Le règne de ces femmes, quoique brillant et de courte durée, ne laisse pas, comme nous l'avons vu, que d'être souvent amer. Ces insensées sont reines, avec le lambeau de pourpre sur le dos et la couronne de papier doré sur la tête.
(1) La misère dos classes laborieuses, par Burot.
6
98 LES VIERGES FOLLES
Le reste, condamné à un petit métier et pour ainsi dire à un menu détail de ses charmes, exerce sur une échelle inférieure un trafic obscur qui rapporte plus de honte que d'argent. L'état de ces malheureuses est de trouver dans le vice les moyens de vivre ; leur industrie clandestine n'amène pour la société aucune production, ou qui pis est, une production incommode qui retombe à la charge de l'État. On pourrait dire de ces filles, faisant métier de débauche, qu'au point de vue économique ce sont des parasites. Cette considé- ration seule suffirait à prouver combien l'existence de telles créatures est un fait anti-social ; elles nui- sent beaucoup plus aux intérêts de la fortune pubUque et du travail que certains privilèges infertiles dojit on réclamait en 1789 l'abolition.
Au point de vue moral, l'exercice de la débauche à l'encan viole toutes les lois les plus sacrées de la religion et de la dignité humaine. Par erreur ou par malveillance, on nous a dans ces derniers temps attri- bué certaines doctrines qui ne sont pas les nôtres et dont le moindre inconvénient serait l'absurdité. Existe- t-il une école qui nie la distinction du bien et du mal, la responsabilité du mal, la liberté de la conscience humaine? Nous n'en savons rien; toujours est-il que si cette école existe, nous déclarons ne pas lui appartenir. Nous cherchons à ex})li(pier le mal et non à le nier. Gomme homme et comme penseur, nous ne connais- sons pas de tableau })lus aftligeant ({ue celui d'une femme vouée i)ar état à la débauche ; sa beauté s'use
LES VIERGES FOLLES
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et se flétrit sous d'ingrates jouissances; l'amour, cette étoile de l'âme, tombée dans le gouffre téné- breux des sens, s'y éteint de moment en moment; il y a chez elle un dépérissement de sens moral qui ne tarde pas à fmir par un dépérissement de liberté ; mais plus le mal est grand, plus il faut en chercher la cause et le remède, au lieu de s'arrêter à une ré- probation stérile de ces femmes ou à un blâme plus stérile encore de leurs œuvres. Qui donc les approuve? Quant à certains moyens, tels que l'aboHtion du ma- riage et de la famille, moyens proposés pour affran- chir les femmes des stigmates de la débauche, nous devons les repousser comme inutiles et pernicieux. Délivrer le sexe le plus faible de tout devoir, serait pour lui le comble du malheur et de l'oppression, car le devoir suppose le droit, et là où le droit cesse, la force brutale commence, c'est-à-dire pour la femme l'asservissement.
Pas de société dans le monde sans le respect de soi-mùme et de la dignité humaine. En dehors de tout frein et de tout contrôle sur ses passions, la femme descend un à un les degrés de cette échelle du mal qui commence un peu au-dessous du mariage et linit à la prostitution.
LIVRE IL
DE L'ESCLAVAGE MODERNE POUR LA FEMME.
La prostitution. — Son histoire. — Ses causes. - Physiolo- gie des prostituées. — Leur division.
I
A Paris, lorsque vient le soir, soi'tcnt de maisons ténébreuses et à mine suspecte des manières de femmes follement parées. Les unes montent la garde à la porte d'une allée obscure, seules ou assistées d'une vieille qui leur sert d'enseigne ; les autres étalent effronté- ment leurs épaules nues et leurs charmes à louer le long des trottoirs sous la lumière du gaz; on en voit encore qui vaguent sur le pavé des rues, en toilette de bal, par la pluie ou la boue, aux yeux de toute la foule qui passe, ricane et les insulte; ce senties prostituées.
Leur nom vient de pro et de siarc : des femmes (pii posent devant le }jublic.
Dans un iy noble jargon que les prostituées })arta-
G.
102 LES VIERGES FOLLES
gent volontiers avec les voleurs, elles sont désignées sous le nom de largues à halader (filles à marcher) ; sans doute à cause de leur mouvement perpétuel le long des rues et des boulevards de Paris ; les malheureuses flottent de çà de là, comme de pauvres juives errantes du vice, sans jamais s'arrêter: elles appellent cela se donner de F air.
On a dans le monde nommé ïîUes pnhlir/nes les créa- tures qui se livrent à la prostitution, parce (pi'en effet ce métier désastreux suppose l'entier abandon de Tâme et du corps ; ces femmes ne s'appartiennent plus : elles sont à tous les hommes. Cruel et sauvage dénû- ment qui effraye rà dire, les malheureuses ont perdu jus {u'à la propriété d'elles-mêmes, !
Il y a encore plusieurs autres noms grossiers, formés quelijuefois de mots latins que l'on donne aux prosti- tuées, mais qu'il faut laisser dans les mauvais lieux ou dans les œuvres de nos vieux poètes, moins cha- touilleux que nous sur la décence du langage.
On a également déilni les prostituées : des femmes vivant en dehors de la société, c'est-à-dire de toute loi uKirale.
En Angleterre, elles s'appellent elles-mêmes filles infortunées, unfortunate f/irls ; c'est peut-être le nom qui leur convient le mieux.
Au reste, le caractère singulier des prostituées se résume dans ces deux points : l'éclat qu'elles donnent à leur déshonneur et l'esclavage complet auquel elles se condaunicnl.
LES VIERGES FOLLES 103
Toutes les femmes débauchées dont nous avons l^arlé ailleurs (1) avaient du moins la précaution de dissimuler leur indigne trafic ; les prostituées, au contraire, ont renoncé aux demi-teintes et en quelque sorte au clair- obscur du vice, pour en suivre ouver- tement le grand jour. Elles affrontent la marque et la notoriété publiques. En outre, les autres fdles de mau- vaise vie qui faisaient le^sujet de la précédente étude, quoique plus ou moins compromises, n'étaient point encore tombées dans' ce bagne de la honte oi^i les travaux sont forcés. Toutes conservaient plus ou moins la liberté de lem^ choix; elles ne se hvraient que selon leur volonté et à qui leur plaisait. Mais, hélas ! la mort ou la fuite d'un amant, les dettes, le manque d'ouvrage, la faim, poussent un jour quelques-unes de ces malheureuses plus bas, plus bas encore.
La femme entretenue, la femme galante, la femme à ■parties, sont autant de degrés qui conduisent à la prostituée. Avec l'âge, la pente du vice devient plus rapide, et le courant jette quelquefois ces infortunées, malgré elles, au fond du gouffre.
Autre occasion de chute. Trop souvent nous l'avons vu, les travaux de la femme ne suffisent point à la nourrir. Lacouturière gagne, terme moyen, 20 ou 30 sous par jour ; il lui faut là-dessus payer sa chambre, s'en- tretenir (;t s'éclairer ; elle est donc sans cesse, surtout quand la maladie s'en mêle, menacée par le besoin.
(1) Livre P'', Les industries immorales.
104 LES VIERGES FOLLES
Elle avait rintention et le noble orgueil de gagner sa vie par le travail. Espérance trompée ! Il lui est alors facile, pour peu qu'elle soit jeune et gentille, d'ajouter à son gain avoué une autre industrie secrète; c'est cette vie d'aventures, qui de précipice en précipice, de déclin en déclin, la conduit tôt ou tard jusqu'à la prostitution.
Presque toutes étaient, en effet, lingères, modistes, couturières, brodeuses et entretenues, lorsqu'un jour de janvier, le feu, l'argent et le galant, comme elles disent, venant brusquement à les abandonner, elles se sont vendues, au coin de la borne, à cet autre amnnt anonyme, multiple, qui est l'homme en général : celui-là est brutal, grossier, féroce, immonde, mais du moins, beau ou laid, il prend tout ce qui s"offre et paye comptant. C'est pour lui qu'ayant faim et froid, ces pauvres ouvrières vendent, moyennant une nourri- ture grossière, leur droit de femmes libres, comme Ésaii son droit d'aînesse pour un plat de lentilles.
D'autres femmes de Paris qui s'étaient jusque-là maintenues en moyenne vertu tombent tout à fait dans le vice par des accidents nés de leur imprévoyance. Les filles entretenues, par exemple, se trouvent quel- quefois dans la position de cette sainte, Marie l'Egyp- tienne, ([iii, n'ayant point d'argent pour acquitter le passage d'une rivière, livra par scrupule son cori)s au batelier. On en a vu ainsi payer de leur personne des coclicrs de remise après une demi -journée de louage. Le cocher accepte cette valeur en grognant et faule
LES VIERGES FOLLES 105
de mieux. Elles usent de la même monnaie, dans les temps de crise, pour régler leurs comptes avec leurs fournisseurs. Or, ces malheureuses ne tardent pas à engager tout à fait leur liberté dans ces règlements infâmes, qui les entraînent de plus en plus vers la prostitution.
Plusieurs filles qui tenaient, pour la forme, des boutiques de revendeuses à la toilette, où, à propos de gants, de cravates, de bretelles, de cols de che- mise, de savon et de parfumeries, elles trouvaient moyen de débiter leurs charmes, finissent, leur indus- trie étant à bout, par se livrer tout entières et sans restriction aucune au métier de prostituées. Pour celles-là, hélas ! en assez grand nombre, la boutique n'a guère été que l'antichambre du mauvais lieu.
Enfin, nous avons trouvé au dernier degré de l'échelle des femmes vivant sur les produits de leurs attraits une classe de filles vagues qui forment le pas- sage naturel entre la débauche et la prostitution. Si pro- fond, en effet, que soitl'abîme qui sépare ces deux formes du déshonneur, la femme y glisse par des progrès, ou, pour mieux dire, par des dégradations insensibles. On en a bien vu quelques-unes succomber sous le coup d'accidents brusques, comme la mort d'un pro- tecteur ou d'une amie; mais ce sont heureusement des exceptions. En général, les filles ne descendent ({ue lentement et par degré jusqu'à l'extrémité du mal. Elles se maintiennent encore (pielque temps à l'état de courtisane, de maîtresse, de fennue galante, de
['^^ LES VIEPXr!
moins encore: elles côtoient ainsi l'abîme sur un .?liemin escarpé et plein de ronces, jusqu'au jour oii les dettes, la faim, l'occasion les y poussant, elles tombent.
II
Il a paru, dans ces dernières années, deux ou- vraii^es sur la prostitution : l'un de M. Parent-Duchâ- telet, l'autre de M. Béraud (1838-1840)..
Le premier est une statistique froide, mais cons- ciencieuse et savante ; le second, sorti des mains d'un commissaire de police, ne contient guère que des renseignements relatifs à la discipline des filles et quelques anecdotes à l'usage des cabinets de lecturç.
Le reproche qui peut être adressé à ces deux ou- vrages, notamment à celui de M. Béraud, c'est de manquer de vues philosophiques. Il est intéressant, sans doute, de savoir combien il y a de filles brunes à Paris, combien de blondes, combien qui ont les yeux noirs, biens ou verts, et quelles sont les peines infligées à celles qui volent; mais il serait encore plus utile de décider quelle place les filles publiques tiennent en dehors de la société ; s'il faut les proscrire ou les tolérer ; s'il y a vraiment à desespérer de leur sprt, ou si un ensemble d'influences morales ne pourrait pas ramoner beaucoup d'entre elles à une vie meilleure.
(Jiini(jU(^ nous ne tenions pas à répéter ce que
LES VIERGES FOLLES 107
d'autres ont dit, il nous arrivera quelquefois de faire des emprunts aux ouvrages de M^l. Parent-Duchâtelet et Béraud ; certains faits, incroyables à force d'être monstrueux, auront plus d'autorité dans leur bouche que dans la nôtre.
Il est un terrain sur lequel nous différons radi- calement: c'est celui des doctrines. MM. Parent- Duchàtelet et Béraud partent, à notre avis, d'un prin- cipe faux qui les amène à des conséquences fausses ; la prostitution, à leurs yeux, est un fait stagnant, per- pétuel, toujours le même, qui est né avec l'humanilé et qui ne finira qu'avec elle. Toute la question consis- terait dès lors pour la société à vivre le plus com- modément possible avec ce mal incurable.
Nous éprouvons le besoin, pour réfuter ce sys- tème, de jeter un regard sommaire sur l'histoire de la prostitution dans le monde.
Le passé ne nous offre guère que les images dé- solantes du désordre et de l'immoralité. S'il faut en croire Horace et la plupart des poètes latins, l'union des sexes ne s'éloignait guère, dans le principe, des rapports vagues et passagers qu'ont entre eux les mâles des animaux avec leurs femelles. La promis- cuité était donc l'état naturel de l'homme et de la femme; cet état précéda, sans nul doute, toute so- ciété, et nous en retrouvons encore des restes cliez certaines peuplades sauvages qui continuent, à l'ombre ♦les forêts vierges, l'enfance de l'humanité.
Le travail de la civilisation fut de réprimer celte
108 LES VIERGES FOLLES
promiscuité barbare et de faire entrer les rapports naturels des deux sexes dans les liens du mariage. Le mouvement était donné; mais opérant sur une forte masse d'être insoumis et grossiers, la société ne pouvait les envelopper que successivement dans ses lois ; force lui fut donc de laisser un grand nombre d'hommes et de femmes en dehors des institutions réguHères de la famille. Ce sont ces femmes déclas- sées, traces vivantes de l'état primitif des mœurs, renouvelées d'âge en âge, moins nombreuses de siècle en siècle, mais toujours persistantes, malgré les efforts constants de la société pour les attirer à elle, (pii portent de nos jours le nom de prostituées ou de filles publiques.
Loin d'être, comme on l'a dit plus d'une fois, un Iruit amer de l'état social, la prostitution, dans nos grandes villes, serait donc au contraire, à notre point de vue, la promiscuité originelle, toujours subsis- tante, quoique sous une forme légale et de plus en l)lus restreinte.
L'histoire confirme pleinement notre manière de voir à ce sujet : plus nous remontons vers les com- mencements de la société, et plus nous trouvons la prostitution consacrée par l'état général des mœurs.
Chez les Égyptiens, nombre de femmes passaient la première moitié de leur vie dans le commerce banal des hommes, et dévouaient seulement la se- conde au mariage, lorsipie la maturité avait calmé leurs désirs. On trouve encore dans le récit des voya-
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geurs certains détails curieux sur les mœurs de ce peuple, qui tint pendant longtemps la tête de la civilisation. « Dans toutes les villes et les villages le long du Nil, on trouve des filles destinées aux plaisirs des voyageurs, sans qu'ils soient obligés de les payer. C'est l'usage d'avou- dos maisons d'hospitalité tou- jours remplies de ces créatures, et les gens riches se font un devoir de piété de fonder de ces institu- tions et de les peupler de filles qu'ils font acheter dans cette vue charitable. Lorsqu'elles accouchent d'un garçon, elles sont obligées de l'élever jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, après quoi elles le por- tent aux patrons de la ville, qui s'en servent comme d'esclaves ; mais les petites filles restent toujours avec leurs mères et servent ensuite à les remplacer. » (Buflbn, d'après les voyageurs Lucas, Vanselet et Gemelli Carreri.)
Chez les Grecs et les Romains, la prostitution était un fait presque aussi général que l'esclavage : elle s'exer>;ait môme publi(|uement, sans étonner les ci- toyens rigides ni les sages législateurs. En Grèce, les prostituées agitaient devant leur porte une branche de myrthe ou la promenaient sur leurs lèvres pour atti- rer les passants ; à Rome, efies attendaient, entre deux bougies qui brûlaient le jour comme la nuit, les hommes de bonne volonté; certains signes suspendus aux maisons de débauche en in(li([uaient ouvertement l'usage aux étrangers. Les filles <pi'on y rencontrait, Grecques pour la plupart ou Barbares, étaient de pau-
7
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vres filles achetées au marché, nues ou presque nues, que les maîtres des maisons de débauche couvraient ensuite d'un costume éclatant. Les esclaves prostituées existaient à Rome en nombre considérable ; un auteur ancien les compare aux folles ondes légèrement bour- beuses du lac Lucrin, sous les gros vents.
Dans les sociétés modernes, l'aboHtion de l'escla- vage et la prédication de l'Évangile restreignirent un peu le nombre des prostituées. Toutefois, nous les trouvons encore en quantité énorme si nous remon- tons vers le moyen âge, oi^i elles ont plusieurs fois né- cessité des lois sévères de répression. La débauche conservait une telle intensité à l'avènement de Fran- çois I" au trône de France, que, dans Paris, qui ne comptait alors que cent cinquante mille âmes, il se trouvait déjà six mille lllles publiques, c'est-à-dire à peu près le même nombre que l'on compte aujourd'hui (1844), sur une population de près d'un million d'ha- bitants. La prostitution continua de régner en sou- veraine aux xvn^ et xvm'' siècles. Dulaure évalue à trente-deux mille les iilles publiques qui exerçaient leur métier, Louis XV étant sur le trône. En 1762, un mémoire anonyme n'en porta })lus le nombre qu'à vingt-cinq mille. Quelque temps après, Rétif de la Bretonne l'estima à vingt mille. Vers 1789, une tra- dition de police le réduisit à ([uinze mille, parmi les- quelles dix mille iilles seulement auraient traliqué da^is les rues; enfin, on en C(im})te maintenant cinq mille environ d'inscrites sur les registres de l'administration.
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Faut-il voir dans ces différents chiffres, avec M. Parent-Duchâtelet, une simple erreur de statis- tique : nous ne le croyons pas. La prostitution, cet horrible fléau, décroît devant les progrès du bien-être et de la morale publique.
L'erreur de tous les écrivains qui ont traité jusqu'ici de cette matière est de considérer la prostitution comme immuable. « Je n'ignore pas, dit M. Béraud, qu'il est impossible de détruire la prostitution ..... » Et ailleurs : « La prostitution est un mal incurable, inhérent à l'espèce humaine ; il est devenu nécessaire de l'aveu des casuistes les moins indulgents. » M. F^a- rent-Duchâtelet n'est guère plus avancé sur ce point que M. Béraud ; c'est à peine même s'il ne croit point la prostitution en voie de développement. Il est bien vrai que, depuis 1816, le nombre des filles publiques a suivi un léger mouvement ascensionnel ; mais outre que ce mouvement doit être attribué, dans tous les cas, au progrès naturel de la population, nous de- vons faire remarquer que les causes accidentelles de la débauche, comme la misère et le manque de travail, loin d'avoir diminué dans ces derniers temps, se sont au contraire accrues par suite des crises de l'industrie naissante.
Nous ne discutons pas avec nos contradicteurs sur des chiffres, mais sur des principes.
La grande différence entre leur manière de juger et la nôtre vient essentiellement de coque nous aflir- mons la loi du progrès et de ce qu'ils n'en tiennent aucun compte.
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Ils ressemblent à ces astronomes qui avant Galilée et Newton voulaient expliquer les lois de la mécanique céleste sans connaître le mouvement de la terre.
Nous ne saurions donc partager l'avis de MM. Pa- rent et Béraud, que la prostitution soit un fait immo- bile, un mal éternel et incurable; ni même celui de M. Buiet, que la misère, cause de la débauche publi- que, soit un retour vers l'état sauvage. Selon nous, la misère, comme la prostitution, comme, en général, tous les autres fléaux qui désolent encore à cette heure la société, n'est point un retour vers la barbarie, mais bien un reste de cet état primitif qui persiste à travers les âges et malgré les efforts de la civilisation pour le détruire.
Qu'une tache s'efface du monde, cela n'est certes pas sans exemple dans Tordre physique ni dans l'ordre moral. N'y a-t-il pas des épidémies que la civilisation est arrivée à chasser devant elle comme la lumière du soleil dissipe les épaisses ténèbres de la nuit? La lèpre, la petite vérole, la peste, tous ces fléaux qui rava- geaient régulièrement l'humanité; et que tout portait à croire invincibles, n'ont-ils pas cédé en partie aux efforts combinés de la science et de l'hygiène publi({UG? L'esclavage, qui couvrait autrefois toute la terre, n a-t-il point disparu des Etats du nouveau monde oili il s'était réfugié et où il se proclamait éternel? Or, pour- quoi vouloir que la prostitution, cette plaie morale, soit sans espoir et sans remède, ({uand tant d'autres maux s'évanouissent devant les conquêtes de l'esprit?
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La prostitution est un désordre dont, il faut l'espé- rer, la société arrivera à se débarrasser un jour. Der- nière trace des âges de barbarie, la fille publique finira par disparaître irrévocablement, comme tous ces fléaux antérieurs aux temps modernes, qui luttent pendant des siècles contre le progrès, mais qui, vaincus par la lumière de l'intelligence, par les armes de la rai- son et de la justice, s'effacent, peu à peu, sous une amélioration toujours croissante. Donc point de désor- dres éternels dans l'humanité ; ajoutons également point de retour au mal ; la civilisation avance chaque jour vers le bien, malgré des circuits et des détours; elle ressemble aux grands fleuves qui serpentent, mais ne reculent jamais.
III
Il y a quelques années, la conscience publique passait voilée, ironique et grondeuse devant cette grande infortune qu'on nomme h fille de joie ; elle s'empor- tait en invectives contre celles qui s'en vont ainsi colportant au grand air leurs charmes et leurs appas ; elle insultait des malheureuses déjà écrasées sous leur propre honte : or, tout ceci pouvait servir de thème à des déclamations sonores, mais vaines, qui laissaient les choses absolument dans le même état.
Aujourd'hui l'on déclame moins et l'on s'attendrit davantage : le dégoût et la colère factice ont fait
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place à des vues plus humaines. On commence à prendre intérêt à ces filles folles qui sont les enfants perdus de la société. Dans nos promenades de nuit par la ville, nous n'avons jamais passé, pour notre compte, devant ces spectres de femmes qui se traî- nent lamentablement le long des murs, dans l'obscu- rité, comme les larves de Virgile ou les ombres du Dante, sans que tout notre cœur se remuât d'une grande compassion. Mais pour que cette pitié ne demeurât point en nous stérile et oisive, nous nous prîmes à réfléchir sérieusement aux causes du mal : c'était le moyen d'en trouver plus tard le remède.
Deux grands chemins conduisent à la prostitution : c'est la misère et l'ignorance.
La prostitution va recrutant ses victimes dans le's classes pauvres. C'est à la portion la plus souffrante de l'humanité que s'attaque encore le plus terrible des ennemis : dans ce monde, les maux vont toujours trouver les malheureux. Il est triste de voir des fa- milles dénuées de tout, sans biens au soleil, sans meu- bles, et pour ainsi dire sans gîte, des indigents qu'au- cune taxe, aucune imposition ne saurait atteindre, puisfju'ils ne possèdent rien, payer pour tribut à la société la dîme de leurs filles !
La plupart des prostituées ont été poussées au mal par la nécessité. Elles sortent de familles obscures et mendiantes qui leur ont dit un jour ; « Fille, voilà « que tu vas avoir seize ans, tu es assez grande pour
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« gagner ton pain : va-t'en. » Et elles s'en sont allées Dieu sait oij !
Au rapport de M. Parent-Duchâtelet, une fille qui vint se faire inscrire sur le registre des prostituées n'avait pas mangé depuis plus de trois jours. En sorte que, pour désarmer tous vos beaux discours, mes- sieurs les critiques et les rhéteurs, cette pauvre créature, qui passe dans la rue, couverte de boue, de baisers et de crachats, l'impudeur au front, le remords au cœur, le rire aux lèvres, n'aurait qu'à vous oppo- ser ces mots : J'ai eu faim!
Sur douze mille cinq cent cinquante inscrites de 1816 à 1883, deux mille quarante-trois filles ne comp- taient pas encore dix-huit ans. Leur misère était si grande, que quelques-unes n'avaient ni chemise, ni bas, ni souliers. Après avoir déposé au Mont-de- Piété leurs robes et leurs effets, elles venaient enga- ger à la maison de tolérance le dernier vêtement que la faim leur avait laissé : la pudeur !
Pour presque toutes les prostituées, la misère sous différentes formes, telles que l'abandon, l'isole- ment, l'absence de famille, est la cause dominante de l'abjection où elles tombent. Un quart de ces malheu- reuses appartiennent à la classe des enfants naturels. Trente-quatre filles, dans une môme année, n'ont pu indiquer ni le lieu oi^i elles sont nées, ni leur père, ni leur mère, ni leur âge, ni même leur nom. Le ruisseau baptisa ces créatures anonymes et infortunées que l'Église, leurs parents et le monde avaient négligées
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d'une façon si regrettable. Pauvres enfants du vice qui retournaient au vice, faute d'avoir trouvé dans notre société un toit et une famille !
M. Parent'Duchàtelet, auquel il faut toujours revenir quand il s'agit de chiffres et de statistique, rapporte à quelques motifs, tous dépendant de la misère, l'enga- gement de ces pauvres filles dans les liens de la pros- titution. Quatorze cent quarante et une y auraient été poussées dans ces derniers temps par dénûment absolu ; douze cent cinquante -cinq par la mort de leurs parents ou l'expulsion de la maison paternelle ; deux cent quatre-vingt-neuf, toutes domestiques, séduites par leurs maîtres et renvoyées par eux ; quatorze cent vingt-cinq, simples concubines pendant un temps plus ou moins long, ayant perdu leuïs amants et ne sachant plus que devenir. On devine que beaucoup d'entre elles croyaient trouver dans les circonstances fatales qui avaient motivé leur déshon- neur une excuse à leur déplorable industrie. C'est môme l'avis des moralistes les plus sévères. « Seule, abandonnée de ceux dont le devoir était de veiller sur elle, dit M. Appert, que fera celte faible enfant quand on lui refusera son nécessaire, quand la faim viendra fra])per sans })ilié à la porte de sa mansarde? Que fera-t-elle lorsque, séduite par les promesses d'un débauché, elle se trouvera solitaire, accablée sous le poids de sa honte? Deux portes lui sont ouver- tes : la prostitution et la mendicité. Oh ! alors le choix
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n'est pas douteux. Les règlements de police tolèrent Tune et défendent l'autre. »
Chez quelques-unes, les motifs de la prostitution étaient en quelque sorte héroïques, s'il pouvait y avoir de l'héroïsme dans le sacrifice de soi-même à l'infamie : trente-sept s'y dévouèrent pour soutenir des parents vieux et inOrmes ; vingt-neuf, aînées de famille n'ayant ni père ni mère pour élever leurs frères et leurs sœurs en bas âge, quelquefois même des neveux et des nièces ; enfin vingt-trois femmes veuves ou abandonnées, pour subvenir aux besoins de nombreux enfants. Comme le pélican qui autrefois était censé nourrir ses petits avec son sang, ces mal- heureuses alimentaient leur famille des produits de leur chair.
La séduction, que l'aisance, le respect et le toit paternel éloignent à cent lieues de la jeune hlle bien placée dans le monde, s'attaque au contraire à chaque pas sous mille formes à la jeune ouvrière malheureuse, qui ne jouit d'aucune considération, et dont la petite chambre mal close donne aisément entrée à tous les mauvais conseils ; il suffit souvent d'une voisine ou d'une vieille proxénète pour l'entraîner, le pain man- quant, à un mai'ché irréparable. Quand on interroge les filles publiques sur les raisons qui ont pu les porter à choisir un si horrible métier, elles répondent, généra- lement d'une voix sombre ce mot inexorable: Il le fallait ! — La nécessité excuse à leurs yeux ce que leur état a de trop abject; quelques-unes même cherchent à
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relever l'ignominie de leur position par les motifs plus ou moins honorables qui l'ont créée : a Je suis une martyre de la volupté, » disait l'une d'elles qui s'était vendue pour soutenir sa mère.
La seconde cause de la prostitution, c'est l'igno- rance.
La plupart des filles publiques sortent de familles d'artisans ; un tiers des pères de prostituées, 173 sur 518, ne savaient point signer l'acte de naissance de leur enfant, et cela à Paris, où une certaine éducation est mise à la portée de toutes les classes. Qu'on juge par là des provinces î
Beaucoup de ces fdles qui ne savent ni lire ni écrire font une croix sur le registre oi^i la police inscrit leur nom de famille : c'est le signe, en effet, qu'il convient de tracer sur le nom de ces malheureuses, mortes dé-' sormais à l'honneur, à l'amour et à la société : on met une croix sur la pierre des trépassés.
Parmi les filles inscrites depuis 1816, M. Parent n'en cite que vingt-trois qui aient eu des états ou des talents un peu remarquables : seize étaient actrices, six donnaient des lerons de harpe ou de piano, une peignait très bien le paysage, mais encore avaient- elles été toutes saisies à l'improviste par le besoin : la faim, cette grande entremetteuse, était venue un jour frapper à leur porte, et elles hii avaient ouvert.
Chez (luelques-unes, l'ignorance va au delà de tout ce (ju'on se figura : il y en a qui savent à peine construire une phrase. Ces malheureuses, condamnées
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par l'absence de toute éducation à une sorte d'idiotisme et d'abrutissement, n'ont pu trouver de maisons oii se placer comme domestiques : elles se sont faites alors les servantes des besoins les plus grossiers et les plus avilissants.
On oserait presque dire que dans certains cas, c'est la nature qui est coupable.
Il existe des prostituées que certains défauts d'or- ganisation et, si l'on peut s'exprimer ainsi, certains oublis de la nature condamnent à cette honte. On ren- contre dans les maisons de tolérance des fdles que la faiblesse de leur vue, le peu d'habileté de leurs doigts et la légèreté de leur caractère rendent inca- pables de tout travail ; ces malheureuses se sont trouvées malgré elles réduites à choisir entre l'homme et la mort.
— Elles ont mieux aimé l'homme.
Enfin, il faut s'avouer une vérité triste : on trouve des filles ayant hérité de leurs parents des goûts de crapule, de libertinage, d'ivrognerie et de débauche qui les font repousser du monde : conçues au milieu de l'orgie, quelques-unes de ces créatures ont la prostitution dans le sang.
Celles-là conservent pour le métier des penchants de famille qu'il leur est très difficile de dompter : à la première attaque un peu sérieuse elles cèdent, et il suffit presque toujours d'une vieille un peu habile pour les embaucher dans le mal. Sans croire que tous les enfants apportent dans leurs organes en venant au
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monde les traces du vice de leur mère, on est bien forcé d'admettre que le mauvais exemple, la négligence, un nom déshonoré contribuent trop souvent à leur ruine.
C'est en ce sens qu'on pourrait dire qu'il se rencontre dans nos grandes villes une race de filles publii{ues, comme il y avait au moye.n âge des races de serfs et de bohémiens.
Il existe d'autres causes à la -prostitution.
On connaît assez la mobilité du caractère des fem- mes, qui les pousse souvent à leur perte par des coups de tète et des accès de désespoir. Est-il vrai que des jeunes fdles innocentes se soient par imprudence ou par bravade fourvoyées, perdues dans ces allées boueu- ses dont nous parlions tout à l'heure, vraies gueu- les de monstres ouvertes et dévorantes qui saisissent leur proie au passage? Le mauvais lieu est comme le Minotaure; il veut des jeunes fdles. Il les prend à cet âge où elles ont pour elles la Leauté du diahin. Cette fois du moins l'expression est juste.
Quelques - unes s'engloutissent précipitamment dans l'abîme après une première faute et une grossesse, par suite de la rigueur outrée de leurs parents, devant qui elles n'oseraient plus se remontrer. On trouve encore de nos joui s des vertus brutales et farouches qui ressem- blent fort à de grandes erreurs. Tel homme visant à la considération, jaloux (ju'on inscrive un jour dans son épilaphe les titres de bon pvre et de bon vpoux^ se croit obligé de battre à coups de bâton une fille coupable,
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ayant oublié ses devoirs par amour, ou de lui fermer à jamais la porte du foyer domestique, c'est-à-dire la voie du repentir.
On croit communément que le mépris exagéré du vice sert de sauvegarde aux bonnes mœurs ; est-ce toujours vrai dans la pratique. L'expérience dit non. 11 en est souvent de la mauvaise réputation, comme de toutes les infamies avec lesquelles l'espèce humaine se familiarise peu à peu, et d'autant plus volontiers que le jugement public se montre plus sévère et plus dur. Une tille commet une première faute, puis une seconde; elle est déjà perdue aux yeux du monde. Dès lors les degrés du déshonneur ne comptent plus à ses yeux : qu'est-ce qu'un pas de plus ou de moins dans une voie toute marquée par l'opprobre? A force d'essuyer de mauvais traitements, elle y devient moins sensible ; elle s'accoutume bientôt à regarder l'affront comme une sorte de compensation de son état, qui la met en droit de le continuer. Sa conscience parle d'autant moins haut que le monde parle plus fort contre elle. Elle sera méprisée, soit; elle est faite pour l'être. C'est son métier, son sort; elle arrange sa vie sur cela. Ce que l'opinion lui prodigue en outrages est autant d'épargné au remords. La traiter en fille dis- solue et méprisable c'est, dans ses idées, l'autoriser à l'être. Elle se sent alors poussée au mal par une sorte de fausse révolte qui est comme un déli du faible au fort.
Ce que nous venons de dire est l'histoire de plus
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d'une prostituée. Quelques-unes ont fait leur malheur par fanfaronnade; elles se sont jetées tète haute dans la plus basse des ignominies, pour ne pas faire mentir le jugement du monde qui les condamnait déjà comme si elles eussent été alors ce qu'elles sont maintenant. A force de tourner les yeux en arrière et de regarder le châtiment, elles les ont portés en avant et ont regardé la vengeance ; par malheur, ces pauvres filles se ven- gent sur elles-mêmes, et s'en prennent à leur personne de ce qu'elles nomment l'injustice des autres.
Un autre défaut perd trop souvent les jeunes filles, c'est la paresse.
Il y a des femmes qui ne sont point faites pour les travaux manuels. Ce sont généralement les plus portées aux plaisirs des sens. Les peuples de l'Orient ont tous compris cette vérité physiologique ,> eux qui ne se servent guère des femmes que comme de joyaux précieux et inutiles. Or, ces goûts d'oisiveté acquièrent dans certains cas une force telle qu'il est presque impossible de les dompter. Toute tâche imposée à de telles créatures indolentes les ennuie, les dégoûte, les rend malades. Le crochet et l'aiguille leur sont également odieux. Quand cette paresse s'attaque à des jeunes personnes riches et de bonne maison, ce n'est pas un grand mal : la mère en est quitte pour gronder doucement et sans effet son héritière; mais, lorsque ce dégoût du travail tombe sur des filles pau- vres ([ui n'ont que leurs doigts pour vivre,- il arrive que ces malheureuses vont ramasser (pielque part dans
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la fange un morceau de pain souillé et amer qu'elles sont incapables de gagner.
Il y a, dit-on, dans chaque maison de tolérance, deux ou trois filles qui avouent avoir été amenées à cet état par une horreur innée du travail des mains et par une nonchalance insurmontable. Plusieurs ont essayé de la couture et du service, mais elles n'y ont pas tenu. Elles ne s'excusent ni ne s'aveuglent elles-mêmes sur leiuMgnominie ; seulement elles prétendent ne pas être bonnes à autre chose.
Peut-être cette paresse tient-elle à ce que ces filles n'ont point été placées dans un milieu convenable pour développer leur activité. Nous ne croyons pas, en effet, aux natures complètement oisives. Les êtres fai- néants sont, à nos yeux, des êtres qui n'ont point encore trouvé le genre de travail au(|uel répondent leurs aptitudes. Si chaque homme ou chaque femme était em- ployé à une besogne qui fût conforme à ses inclinations ou ses moyens, il n'y aurait plus dans la société au- tant de créatures parasites.
Le dégoût du travail vient, la plupart du temps, do ce que celui ou celle qui s'y livre tenait de la nature certaines facultés secrètes qui, n'étant point fécondées par l'éducation, n'ont point rencontré dans le monde un exercice normal . Beaucoup de ces prostituées qu'on avait voulu clouer aux ouvrages d'aiguille et qui s'en sont détachées par ennui ou par paresse, pour suivre les entraînements du vice, étaient peut-être nées pour faire des artistes, des institutrices ou même de bonnes
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femmes de ménage. Si on les eût occupées tout d'abord aux travaux qui avaient pour elles de l'attrait, il est plus que probable qu'elles n'auraient jamais donné dans l'oisiveté, mère du mal.
Enfin, quand on songe que la plupart de ces filles sont encore entraînées au mauvais lieu par un des sentiments les plus nobles et les plus touchants, le cœur se serre, la pensée devient sombre et le reproche expire sur les lèvres. Presque toutes ont été d'abord victimes d'un premier amour mal placé. Une fois perdues d'honneur aux yeux du monde et à leurs propres yeux, abandonnées ensuite de celui qu'elles aimaient, elles ont loué à d'autres ce qu'elles lui don- naient gratuitement et de tout cœur. De ce jour, elles ont toujours été descendant d'alTront en affront, d'homme en homme.
Les suites de l'amour sont, d'ailleurs, bien plus funestes dans les classes pauvres, il faut l'avouer, que dans les classes riches. Une jeune personne de bonne famille trouve presque toujours, après une faute, à se faire épouser de son séducteur ou de tout autre pour son nom et sa fortune. Mais, une fois déshonorée, la iille du peuple a perdu la seule dot qu'elle avait reçue en nais- sant : il ne lui reste plus qu'à SL-rvir, sous le nom de nmitresse, aux plaisirs d'un homme qui la paye, la méprise et la bat. Le peu qui hii reste d'innocence, de jeunesse, de fraîcheur et de beauté, se flétrit dans la débauche et dans les larmes ; elle n'est bientôt plus bonne qu'à faire une tille des rues. Il suffit donc sou-
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vent, pour l'entraîner si bas, d'un premier regard in- discret, d'une première parole entendue avec com- plaisance et en souriant, d'une première caresse tolérée, toutes choses que les femmes du monde se permettent souvent sans danger : tant la fortune crée pour la femme, indépendamment môme de sa cons- cience, une sorte de défense naturelle contre les dures extrémités du vice.
Plusieurs de ces enfants perdues que nous nom- mons les Vierges folles pourraient assigner à leur métier et à la condition des femmes honnêtes la diffé- rence qu'un corsaire trouvait entre son état et celui d'Alexandre le conquérant. La faute des prostituées n'est souvent que d'avoir tiré un parti peu habile de leur jeunesse, de leur beauté, et d'avoir à peu près donné dans les commencements aux plaisirs de l'amour ce qu'elles auraient pu vendre à un mariage de raison.
La misèrO; l'ignorance, certaines infirmités de nature, des erreurs de conduite, d'autres fois des défauts de caractère, comme le manque d'ordre et l'im- prévoyance, telles sont les causes que tous les écono- mistes de bonne foi assignent à la prostitution. Quel- ques-unes des fdles publiques sont, en effet, des ouvrières étourdies et dissipées, qui, après avoir dansé tout le carnaval, se trouvent fort dépourvues à la fin de l'hiver, et s'en vont crier famine chez leur voisine ; mais la voisine est peu prêteuse, et après avoir épuisé quelques légers secours, fruits de com-
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plaisances secrètes, ces malheureuses se vendent à l'encan, pour ne point mourir de faim.
Toutefois, la vraie cause de la prostitution n'est encore, selon nous, ni la misère, ni le désœuvrement, ni l'ignorance, ni l'incapacité, ni l'amour : c'est l'homme.
Qu'il n'y ait pas des hommes qui achètent, il n'y aura plus de femmes qui se vendent. Dans presque tous les cas, l'homme a été l'agent provocateur et le premier auteur du mal. C'est lui qui a trouvé le chemin de ces mansardes obscures où la vertu pau- vre et plébéienne veillait le soir devant son ouvrage, à la lueur d'une lampe sévère; c'est lui qui a poursuivi de son ombre dans la rue la démarche svelte et timide delà jeune ouvrière encore pure ; c'est lui qui a fait briller devant les yeux coquets et éblouis de ces pauvres folles ce miroir aux illusions dont se sert l'oiseleur pour attirer l'alouette dans ses filets ; c'est lui^ tou- jours lui, qui, de faux pas en faux pas, payant quel- quefois, flattant sans cesse, promettant encore plus, a entraîné la jeune fille séduite jusqu'aux bras im- mondes du public, pour s'en détourner ensuite avec dégoût.
Vous qui passez devant la fille des rues, le rire et le mépris aux lèvres, vous êtes injustes: vous essuyez chaque jour sur ces pauvres créatures tout ce que vous avez do fange, d'écume, de bave à l'âme, et vous no voudriez pas ensuite les voir souillées ! La malheureuse a le sentiment de son déslionneur,
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elle connaît les auteurs de sa dégradation, elle en veut aux hommes. Il y a de la haine, de la colère et du re- proche dans le regard lascif qu'elle tend, comme une toile d'araignée, le soir, au coin des rues, pour y prendre sa proie au passage.
Le mépris devrait retourner à l'auteur du mal, à celui qui a fait la fille ce qu'elle est.
On a Ijeaucoup déclamé contre l'abjection de ces filles parasites, qui vivent sur les deniers de l'homme. Nous sommes loin de vouloir les défendre, mais nous répondrons que cet état est une suite de l'impuis- sance oii se trouve la femme de subvenir par ses propres forces à ses moyens d'existence. Si haut que nous remontions dans l'histoire, nous voyons toujours l'être faible tendre la main au fort, pour en recevoir du secours .
Tamar, dans la Bible, jouant à dessein le rôle d'une fille publique, dit à Juda : « Que me donneras-tu afin « que tu viennes vers moi? y> — Juda lui répond : « Je t'enverrai un chevreau d'entre les chèvres du « troupeau. » Ce don était en rapport avec les mœurs pastorales des premiers âges. Le caractère défiant des prostituées se montre dans la suite du dialogue : « Me donneras-tu des gages jusqu'à ce que tu fen- « voies? » — Et il dit: « Quel gage est-ce que je te « donnerai ?» — Et elle répond : « Ton cachet, ton « mouchoir et ton bâton (jue tu as en la main. » Ne voilà- t-il pas bien la fille publique avec ses exigences? Ces goûts rapaces tiennent à sa condition : esclave.
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comment n'aurait-elle pas les mœurs de l'esclavage? Incapable de gagner sa vie par le travail, comment ne iDriguerait-elle point le prix attaché à ses services ? Les femmes mariées ont reçu une fois pour toutes dans la dot de leur famille ou de leur époux le secours que la prostituée est contrainte de mendier chaque jour en détail. Comment, d'ailleurs, s'étonner du caractère avide de cette créature^ quand on voit des femmes du monde, dans une position riche et heureuse, spécu- lant pour un mince caprice sur leurs attraits, leur beauté , leur esprit , se faire payer des voitures, des loges de spectacle, des parties à cheval et d'autres amusements, par de pauvres jeunes gens amoureux dont elles flattent les espérances ! Toute la différence entre la conduite de ces coquettes et celle des lilles, est que ces dernières donnent du moins quelque chose en échange de ce qu'elles reçoivent, tandis que les autres se font payer des faveurs que souvent môme elles n'accordent pas.
IV
Sous le titre de Physiologie des Prostituées, i'iion- nête M. Parent-Duchàtelet consacre un assez long cliapitre aux caractères physiques que l'exercice du métier développe avec l'âge chez les fdles publiques, comme l'embonpoint , la raucité de la voix et autres faits naturels généralemont connus. Tel ne sera point
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l'objet de cette élude. Nous nous proposons de recher- cher, au contraire, dans l'organisation des filles publi- ques, les causes physiologiques ([ui ont pu les amener à une telle disgrâce.
11 y a deux ordres de filles publiques : les unes sont attachées au déshonneur par des penchants de nature, les autres s'y engagent au contraire malgré leur incli- nation ; ces dernières ont été entraînées par les circons- tances. Ne demeurant dans le vice que sons remi)ire de la nécessité, elles s'en éloignent volontiers dès que celte nécessité cesse. Leur caractèrj n'a été pres([ue pour rien dans l'événement qui les a conduites à l'abîme. De ce que toutes les prostituées ne rentrent pas dans certaines conditions physiologiques, on ne saurait donc en rien conclure contre la justesse de la loi eu général, surtout si les illles qui échoppent à cette loi sont de malheureuses victimes de la misère, qui traversent la prostitution comme un ruisseau, et non des natures vicieuses qui s'y jettent par attrait.
Le sentiment de l'amour, même physi(|ue, n'est pas celui qui domine en général chez les prostituées ; non, c'est le sentiment de l'appétit. Combiné avec la misère, ce grand goût pour les aliments rend intolérables à cette sorte de femmes les mille priva- tions et les abstinences de bouche auxciaelles les con- damnerait le métier d'ouvrière. Ces filles voraccs ont bien plus de motifs ({ue (fautres pour faire le mal dans une société comme la nôtre, où la vertu n'est pres([ue, pour une certaine classe, que l'art d e résister aux besoins.
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Il y a des créatures faméliques. Le docteur Brous- sais cite dans ses ouvrages un fait triste et curieux : une femme, atteinte d'une de ces voracités naturelles qui sont un lléau pour le pauvre et un sujet de jouis- sance pour le riche, mangeait à la Salpùtrière la ration de quinze à dix-huit personnes; rejetée de cette maison pour son grand appétit, elle chercha quelque temps le moyen de voler du pain et des aliments ; mais n'ayant plus aucune ressource pour vivre, elle finit par se retirer du côté de la Glacière. « Là, dévorant toute espèce d'ahments végétaux, toutes les plantes, toutes les racines qui s'offraient à elle, mais privée de la faculté que possèdent les animaux herbivores de distinguer les propriétés nuisibles ou favorables de ces substan- ces, elle s'est gorgée de végétaux malsains, particu- lièrement de plantes de la famille des renoncule^?, excessivement acres et irritantes, et a succombé aux progrès d'une gastrite affreuse. »
On frémit pour les jeunes personnes, atteintes de tels besoins d'estomac, quand on songe que la faible rétribution du travail leur refuse les moyens de vivre lionorablement I
Non-seulement ce besoin immodéré d'ahments con- tribue à entraîner certaines filles dévorantes dans la proslituti(jn, à cause du gain qu'elles en retirent et des moyens i)liis abond;nits qu'elles y trouvent d'apaiser leui' faim, mais encore ce penchant contribue à les retenir dans la boue du métier. La plupart des mai- sons de tolérance ont une table bien servie. C'est pour
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quelques-unes des filles un attrait qui les attache à un état horrible du reste, dont elles ne se dissimulent aucunement toute l'ignominie. Ces misérables, connues parmi leurs compagnes sous le nom dégoûtant de gouapeuses, ont fait de la débauche une mangeoire. Leur ventre insatiable est comme une caverne téné- breuse dans laquelle s'engloutissent chaque jour, avec la nourriture, leur honneur et leur liberté.
Cette nature de prostituées se lait reconnaître habi- tuellement par des caractères extérieurs. Tout annonce en elles de fortes convoitises : la poitrine large et saillante ; les épaules charnues, attachées à un gros col, d'un tour puissant et herculéen; toute la figure plutôt vivace que belle ; le front bas, les narines ou- vertes; la bouche dévorante, dont le souffle vaste et un peu rauque respire un intarissable besoin de jouis- sances matérielles ; les mains courtes, épaisses, et moHes (1).
Telle est la racedefemmesà lafoissensueUes et coni-
(1) Un homme d'esprit et chez lequel le sens observateur domine, ajoute la remarque suivante : a En général un pouce petit, chétif, mesquin, annonce un génie irrésolu, ondoyant, dans les choses bien entendu qui ressortent du raisonnement et non du sentiment et non de l'instinct; — C'est le pouce de la descendance des Vierges folles, race impressionnable, seu" suelle et dominée par ses penchants, mais impartiale, tolérante, au naturel aimant et s'accommodant de tous les caractères. »La Cbirognomonio, ou l'Art de reconnaître les tendances de l'in- telligence d'après les formes de la main, par le capitaine S. d'Arpentigny.
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mimes qui se soumettent de meilleur gré à la débau- che et courent même quelquefois au devant du châti- ment qui les attend dans l'ombre, la servitude.
On cite des exemples constatés de jeunes filles échappées du couvent ou de la maison paternelle pour sauter de plain-pied au mauvais lieu, et cela par le besoin fébrile des plaisirs de l'amour. Retirées par leurs parents de la maison do- tolérance et mariées à un homme, cpjelques-uncs retombaient du ménage dans le bourbier : leur mari ne leur suffisait pas, même doublé d'un amant. Celles-là pratiquent leur métier avec goût, et, comme dirait Fourier, avec atti'action; elles s'en font même un point d'honneur. « Je suis la femme universelle, disait fune d'elles qui avait reçu de l'éduca- tion : mon mari est le genre humain, et je voudrais avoir les bras assez grands pour l'étreindre. » — Elle se vantait même ouvertement de ce qu'elle appelait sa profession, disant que Messaline, à Rome, f avait exer- cée, et que c'était par conséquent un métier de reine ou d'im[)ératrice.
La prostitution est en quelque sorte pour cette race de femmes leur état normal. Quehjues-unes, chez les- quelles on essaya de conq)rinier })ar violence des instincts désordonnés, en devinrent folles. Qui blâmer ici? ({ui accuser? Le jugement ne s'arrête-t-il pas, en présence de tels faits, sur nos lèvres tremblantes? Au lieudese j)erilre en ))hrases vagues sur le vice et sur la vertu, n'éprouve- 1- on \)i\>^ jilutot le besoin de la tolérance et comme un sentiment mélancoliipie
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à la vue des mystères de notre nature? Nous ne croyons pas, disons-le tout de suite, aux penchants inéluctables. Une telle do trine nous mènerait direc- tement à la négation de tout ordre et de toute morale : Dieu nous garde qu'il en soit ainsi ! Ce que nous voulons dire, c'est que de telles créatures auraient eu plus de peine que d'autres à combattre les tentations du vice et qu'elles sont par conséquent moins respon- sables en y succombant.
Ces femmes immodérées sont pour la plupart d'un caractère facile et enjoué qui leur a fait donner le surnom de bonnes fdles. Peu s'en laut qu'elles ne croient, dans leur ignorance , rendre service au genre humain. D'autres arrivent à ce délire erotique par suite de cer- taines facultés plus élevées qui sont demeurées chez elles sans exercice. Ces bacchantes vivent dans un état pei'pétuel d'inquiétude fébrile et dévorante. Elles ont voulu transmettre à leurs sens finis et limités l'infini de l'esprit : de là cette activité aveugle qui les tour- mente et qui s'acharne à poursuivre dans la matière le fantôme toujours fuyant d'un bonheur insaisis- sable.
Quoi qu'il en soit, le tempérament intervient dans bien peu de cas, comme cause unique de la prostitution : si l'on trouve ({uelques fiUes atteintes d'une sorte de fureur aphrodisiaque qui les porte avec passion au devant de tous les hommes, le nombre en est très- petit ; car la femme qui se vend offre habituellement aux plaisirs de l'amour une froide nature et une orga-
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nisation négative : le métier de courtisane et de fille publique n'est même possible qu'à cette condition. Aussi celles qui font exception à ce calme libertin des sens ne tardent-elles point à s'épuiser dans les travaux réitérés de la débauche. On en a vu mourir en quel- ques mois.
Quelques esprits superficiels ont cru que les iiUes publiques trouvaient dans je ne sais quels abus de la volupté une compensation aux maux et aux dégoûts de leur triste métier; rien n'est plus faux. La nature a, il est vrai, attaché un plaisir à l'exercice normal de tous nos organes, mais les filles publiques, en abusant pour satisfaire un vil attrait, ou un calcul abominable des sens que la nature leur avait donnés pour remplir un devoir, n'ont en quelque sorte plus le droit de préten- dre aux libéralités de cette mère à la fois bonne etsévèr>e, qui ne veut point que les fonctions se dépravent. •
La vraie physiologie dément le préjugé ridicule qui suppose une jouissance, si grossière qu'elle soit, dans l'exercice de la prostitution. Cette lamentable perversion des lois de la nature et de la société aboutit au contraire (l'expérience le prouve) à l'absence de toute émotion, et, si l'on pouvait s'exprimer ainsi, au scepticisme plus ou moins absolu des sens. La femme, entraînée par une fausse lueur de volupté, illusoire et fatale, tombe bien vite dans un état irindifférence qui est cunmio la négation de la douleur et du bien-être, véritable mort pathologique qui suit i'al)US des plaisirs illicites. Unis eoruni mors est.
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La meilleure preuve que la prostitution attente à toutes les lois divines et humaines, c'est que l'habi- tude de ce métier flétrissant ne tarde point à détruire chez les filles les plus ardentes, non-seulement l'in- telligence, les facultés morales, mais aussi l'énergie sensuelle. L'aiguillon de la chair s'émousse bien vite à cette sale et perpétuelle besogne de volupté lascive : aussi la plupart de celles qui ont passé longtertips dans le métier n'y sont-elles presque jamais retenues par la luxure, mais le plus souvent par l'ivrognerie, la gourmandise ou d'autres vices dont elles ont con- tracté l'habitude en vieillissant. Les Vierges folles d'une nature excentrique et passionnée n'ont pas tardé à éteindre leur lampe avant la nuit, après avoir versé trop d'huile pour aviver la flamme.
Proclamons bien haut cette vérité : point de satis- faction, même physique, en dehors des lois de la na- ture et de la morale .
Nous attachions du prix à détruire un préjugé funeste : l'attrait vague d'un plaisir inconnu n'a pas toujours été étranger à la résolution de pauvres filles qui, sur de trompeuses amorces, sont venues jeter dans la boue du métier la fleur de leur jeunesse.
Si, comme nous l'avons vu, le tempérament est pour certaines femmes, heureusement très-rares, une cause de prostitution, nous devons ajouter qu'en géné- ral l'amour sensuel n'a })oint été dans l'origine l'ins- trument de leur perte pour les malheureuses (pii suc- combent. En vain chercherait- on à combattre cette
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vérité par l'exemple de quelques filles, d'ailleurs en petit noinbi'e, qui ont apporté, dit-on, leur virginité à la maison de tolérance. Il nous semble que, loin de démentir le principe., ce fait le confirme positivement. Une telle conduite, en effet, ne peut être que le ré- sultat d'une misère horrible, d'une ignorance extrême, d'un froid désespoir ou d'une perversité qui fait frémir.
On ne saurait donc rien conclure de quelques exemples d'érotisme parmi les filles; la prostitution n'en reste pas moins un fait anormal et monstrueux. Que parle-t-on de penchants irrésistibles! De telles énergies physiques, placées dans un milieu favorable à la vertu, et surtout préservées de la misère, auraient peut-être contribué chez ces femmes au développe- ment des fficultés les plus nobles, à l'expansion de l'esprit et du cœur. La nature n'a rien fait de mal.
Ajoutons que la majorité des filles publiques se recrute dans cette race de femmes pauvres et sans défense personnelle, qui reçoivent toutes les impres- sions du milieu oîi elles vivent, faute des moyens nécessaires pour combattre les causes du mal et pour les surmonter. Chez elles, les facultés de réaction sont en défaut : ce ne sont point des natures mauvaises, mais ce sont des natures incapables de résister aux tentations et aux circonstances. On ne saurait pourtant demander à un être au delà de ce que la nature lui a donné, au delà siu-tout de ce que développe l'éduca- tion, et quelle éducation ont rerue les malheureuses!
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En général les filles sont faibles et ignorantes. Elles n'ont rien clans la partie élevée du cerveau qui soit de force à réprimer les penchants lubriques de leur nature anin:^ale. D'oili sortent-elles? de classes pauvres et ténébreuses, chez lesquelles les organes de l'àniesont généralement en souffrance. Il eût fallu, pour déve- lopper ces organes, des exemples, des leçons, des lectures, des exercices suivis et répétés, tous les moyens artificiels, en un mot, qui ont pour effet de réformer les convoitises de nos sens, ou du moins de les subordonner à des facultés siqjérieures. Tout cela leur a manqué. Dépourvues des puissances de réaction, elles n'ont pas tardé à avoir le dessous dans la lutte économique engagée de nos jours entre les travail- leurs et les exploitants : elles ont succombé au besoin, à la misère, à l'occasion. Leur chute a tous les caractères d'une défaite. Le déshonneur est venu à elles, suivant le langage de la Bible, comme un voleur ou un homme armé. Ces malheureuses n'ont trouvé ni en elles-mêmes, ni dans les ressources d'une culture quelconque, les moyens de repousser avec avantage les attaques de l'ennemi, elles ont cédé. Or, le monde est ce maître farouche et dur qui n'a qu'une maxime : Malheur aux vaincus, vsc viclis!
Dans la collection de Gnll, achetée par l'administra- tion du Jardin des Plantes, et placée dans une des salles du Musée d'Anatomie, on voit un crâne de pros- tituée sur le([uel la main du docteur a écrit ces mots : « Les organes les plus développés sur cette tète sont
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ceux d'où résulte le caractère vain et cupide, deux sentiments qui entraînent les femmes sans éducation dans de grands écarts de conduite. »
Selon le célèbre Broussais, qui nous en parlait un jour , la chute de ces malheureuses pourrait s'expliquer dans plus d'un cas par l'absence de cir- conspection (1). Ces filles n'ont pas su regarder autour d'elles. C'est, en effet, la plupart du temps par étourderie, par entraînement, par soudaineté, qu'elles ont donné dans les pièges tendus à leur innocence ; aussi, ne sachant comment au Juste exprimer ce man- que de précaution et de réserve, elles vous disent presque toutes en repassant un amer regard sur leur vie : « J'ai été trop franche, c'est ce qui m'a perdue ! »
Tout le monde sait que dans les derniers temps de sa vie, Broussais était devenu un fanatique partisan de la phrénologie. Vrai ou faux, ce système n'enlevait rien à la flnesse de ses observations. Il avait cru décou- vrir que le plus grand nombre des filles manquent de l'instinct que Spurzheim appelait riiahitativité. Ceci expliquerait de leur part l'abandon du pays et du foyer paternel, cette vie nomade, ce besoin de locomotion qui leur a fait donner dans le peuple le nom de cou- reuses. Il leur trouvait aussi très-peu l'estime de soi et beaucoup trop le désir de plaire oi\ ïapprohativilé. La vanité sans orgueil, tel est en effet un des carac-
(1) Il est h romaniuop qu'eu nnirl;ii? une fille prudoute. pru- dent (lirl, veut dire une riilesnge.
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tères de la prostituée. Elle n'a aucun respect de sa personne, et certes l'usage qu'elle en fait le prouve bien, tandis que, dans les commencements surtout, elle se montre très-sensible aux compliments et aux grossières flatteries que lui adressent les hommes.
Broussais nous signalait un autre défaut de nature qui entraîne un grand nombre de filles à la prostitution, c'est la maladresse. Elles manquent selon lui, de l'or- gane de la constriictivité. On sait que cette aptitude ne s'applique pas seulement à l'architecture, mais encore à tous les ouvrages qui réclament l'habileté des doigts, comme la broderie, la couture, les modes : « Il n'y a pas moins d'industrie, ajoutait-il, à cons- truire un joli chapeau qu'une cathédrale ; l'absence, ou du moins la dépression de cet organe, rend les femmes maladroites, impropres aux travaux de l'aiguille, à l'arrangement des objets, au service même des bonnes maisons ; si elles forcent leur nature pour la ployer à ces exercices, elles le font sans succès, et ne tardent pas à s'en dégoûter. De là vient sans aucun doute cette oisiveté, mère du déshonneur, que l'on rencontre chez certaines filles attirées très-jeunes au métier. C'est ainsi qu'en remontant jusqu'à l'organisation, on trouve une cause et une raison d'être à presque tous les mystères humains qui étonnent si fort vos écono- mistes. »
Nous n'osons pas déclarer que ces traits moraux s'ac- cusent en bosses sur le crâne des filles publiques, mais il y a tout lieu de croire qu'ils sont dans leur caractère.
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Si nous résumons ce que nous avions à dire sur la physiologie des prostituées, nous trouverons que leur organisation négative et arriérée pèche plutôt par défaut qu3 par excès. Ce sont, relativement aux signes peu développés de leurs puissances cérébrales, des êtres sociaux demeurés chez nous, s'il on ose ainsi dire, à l'état élémentaire. Le sentiment du. moi , auquel les physiologistes rattachent avec raison la racine de la liberté humaine, est chez les filles publiques, comme chez les esclaves et les mineurs, d'une faiblesse extrême. Il en résulte une absence complète do déter- mination. Leur volonté fléchit, sous l'empire de toutes les causes extérieures qui se la disputent à l'envi : de là cette mobilité de caractère remarquée par ^L Pa- rent-Duchâtelet. Elles ne font pas même la distinction du bien et du mal.
Que conclure de ces faits confirmés par la science, sinon que les filles publiques forment, dans notre société, un groupe de femmes arrêtées par le fait de certaines circonstances particulières, telles que l'igno- rance, la misère, le vice, à l'état primitif de non- développement ou de développement impariait, qui caractéî'ise l'enfance de l'humanité.
Faut-il les mépriser ? — on ne méprise pas les en- fants même quand ils font le mal. Travaillons plutôt à C()in])attre les causes de leur infériorité, hâtons p.ar nos recherches et nos études l'avènement du jour où par la force morale du progrès, les êtres attar- dés doivent remonter à l'intelligence du bien et, l'éducation aidant, au sentiment de l'ordre.
LES VIERGES FOLLES ^ 'il
IV
Ce qui régularise une prostituée et lui donne le droit d'exercer ses fonctions sur la voie publique, c'est l'ins- cription.
Cette inscription se pratique au bureau des mœurs sur un registre de l'administration de la police. Ce bureau est situé à côté de la Préfecture, rue de Naza- reth (1). Les filles qui s'y présentent pour obtenir leur brevet de tolérance ont diverses questions à subir sur leur nom, leur état, le lieu de leur naissance, leur famille et les motifs qui les portent à se prostituer.
C'est un moment solennel et décisif : une fois ins- crites sur ce registre du déshonneur, les malheureuses sont retranchées de la société. Cette petite masure, à fenêtres ternes et à escalier étroit, qu'on rencontre à gauche, en se rendant de la cour de la Sainte-Chapelle dans la rue de la Préfecture, ressemble à ces officines de magie, mal notées au moyen âge, dans lesquelles les jeunes filles désespérées allaient se donner au diable : aujourd'hui elles se rendent en cet endroit pour signer leur pacte avec le mal.
Si finteri'ogatoire dont nous avons parlé était fait
(1) Les dépendances de la préfecture de police ont changé de place depuis que ce livre a été écrit. Avec le temps les vieux murs tombent, .luolquos abus disparaissent; mais ces modifica- tions de détail atteiuMicnt très-peu l'ensemble des faits.
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avec conscience; si l'état des malheureuses filles qui se présentent était examiné avec soin et charité, nul doute que ce bureau ne put rendre des services im- portants à la morale. Mais, d'après les faits que nous avons recueillis et dont la source ne semblera certes pas douteuse, il ressort au contraire que, soit par la négligence des employés, soit faute de moyens fournis par l'administration, ce bureau demeure sans influence sur la prostitution en général, comme sur la destinée particuhère de quelques jeunes filles qu'il eût été pourtant facile de retenir au bord de l'abîme.
Pour beaucoup de fiHes à peine sorties de l'enfance, venues récemment de la campagne, le métier ignoble qu'elles se préparaient à embrasser n'était que la déplorable suite d'une cruelle misère. «Lorsqu'une de ces fdles, dit M. Parent-Duchâtelet, n'est à Paris que depuis peu, lorsqu'elle s'embarrasse et se coupe dans ses réponses, lorsqu'elle est sans place et ne se livre à la prostitution que par la nécessité de ne pas mourir de faim, on lui donne un passeport pour son pays ; mais les lilles de cette classe mettent souvent l'admi- nistration dans de grands embarras; le plus ordinaire- ment elles n'ont ni souliers ni vêtements : peut-on à l'entrée de l'hiver et lorsque les routes sont imprati- cables, les expulser de Paris? Si on l'exige, elles sor- tent i)ar une porte et rentrent le lendemain par une autre, ou sont recueillies par les marchands de vin et gargoliers des barrières et dans les cabinets noirs. »
Il y a certes lieu de s'étonner de ce langage dans la
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bouche d'un inspecteur et d'un économiste : le bel embarras que celui-là, en vérité, pour une adminis- tration qui absorbe chaque année une des plus fortes parts du budget! qui l'empêche donc d'établir une caisse de secours destinée à cet usage? Quelques pièces de cinq francs jetées dans le tabher de ces pau- vres fdles eussent peut-être suffi à les retirer du mal, en les renvoyant dans leur pays. Le grand obstacle !
Le dénûment de ces malheureuses tient, en général, à ce qu'elles ne sont point soutenues par leur famille. Ici encore même e^»/?a/'i'fl6' de la part des fonctionnaires : « Il se présente souvent, répète M. Parent-Duchâtelet, des cas très-embarrassants pour l'administration : une fdle n'est pas entièrement pervertie, elle offre des res sources, elle témoigne même le désir de rentrer dans sa famille, mais ses parents n'en veulent pas ; que faire encore à son égard? Tout à regret on est forcé de l'inscrire. »
Il y aurait quelque chose de mieux à exprmner devant de tels faits qu'un regret stérile. A défaut des parents fournis par la nature, la société ne devrait-elle ,pas être une famille pour les pauvres enfants abandonnés, sans pain ni toit, contraints d'aller alors demander à l'infa- mie le vivre et le couvert? M. Parent-Duchàtelet était pourtant un homme sensible et honorable, une sorte de philanthrope : en ce cas que })enser des autres? Nous n'avons point de termes assez sévères pour flétrir cette résignation de certains moralistes en présence de semblables nécessités, qui n'existent vraiment que
LES VIERGES FOLLES
pour les cœurs étroits. Non, on n'est jamais forcé au mal; une administration surtout n'est jamais forcée, même à regret, d'immoler froidement l'avenir de pau- vres êtres dénués, faute d'un asile pour les recevoir et d'un morceau de pain pour les nourrir. Prélevez ces dépenses sur certaines économies et sur certaines réformes : ayez un peu moins de sergents de ville, et vous pourrez avoir moins de prostituées : la morale publique y gagnera.
Est-il vrai qu'un des administrateurs, chargé de la police des filles et de leur enregistrement dans les bureaux, ait autrefois exercé le droit de jambage sur les jeunes personnes un peu attrayantes qui se propo- saient au métier? Je n'ose le croire. En tout cas, l'in- digne conduite de ce fonctionnaire contrasterait fort avec d'autres actes qui honorent certains ofliciei's de l'ordre public.
Un commissaire de police, à Marseille, reçoit un jour la visite d'une jeune fille qui demandait à être inscrite sur le registre de la prostitution. L'âge de cette cr.éature, son air modeste et timide, intéressè- rent le père de famille, qui s'écria : « Mais malheu- reuse, savez-vous ce que vous allez faire ? avez- vous une idée de ce qui vous attend dans ce métier? » — « Je ne sais rien, répondit-elle en rougissant, sinon ({ue j'ai eu un amant, qu'il m'a abandonnée, ({ue je suis perdue, que je n'ai aucune ressource et qu'il me faut gagner ma vie.» — « Eh bien, venez me trouver ce soir: je vous montrerai ce que c'est. » A l'heure
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indiquée il conduisit la jeune fille dans l'un des infâ- mes bouges où se réunissaient les prostituées et les marins. « Cachez-vous là, dit-il, en ouvrant une porte vitrée ; vous découvrirez tout ce qui ce passera dans cette salle sans être aperçue. » L'orgie commença et se prolongea très-avant dans la nuit. Quand tout fut fini, le commissaire demanda à la jeune fille : « Eh l3ien, persistez-vous toujours dans votre réso- lution ?» — « Non, répondit- elle d'une voix ferme : j'en ai vu assez. Plutôt mourir! »
Un fait très-grave, c'est que les cadres de la prostitution renfermeraient, dit-on, plusiem-s noms de filles qui n'auraient pas encore atteint leur seizième année ! Si cela est, ces pauvres conscrites du vice ont déguisé leur âge afin d'entrer au service ; à l'aide de faux papiers ou de faux témoignages, elles ont trouvé moyen de tromper la surveillance des chefs. Triste fraude en vertu de laquelle, à peine sor- ties de l'enfance, elles sont passées des bras de leur mère dans ceux de la foule.
Seize ans est l'âge légal auquel une femme acc^uiert le droit de se vendre.
Le registre chargé du nom, de l'âge et de l'état civil des prostituées demeure entre les mains de la police, qui exerce dès lors sur elles une surveillance illimitée. La fille inscrite ne s'appartient plus, elle appartient à l'administration, vis-à-vis de laquelle, comme nous le verrons par la suite, elle contracte des obligations fort dures et une dépendance absolue.
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Ce registre est le contraire du Livre d'or qui rece- vait à Venise les noms nobles et illustres ; celui-ci ne reçoit que des noms mar.pés au sceau de l'igno- minie : on pourrait le nommer par contraste le Livre de fer.
La jeune fille, entrée dans l'allée borgne qui con- duit au bureau des mœurs, en sort métamorphosée en un être nouveau. Quelque chose de sombre et d'ir- réparable s'est accompli dans sa destinée. Elle a fran- chi le seuil de la prostitution ; sa liberté, comme son avenir et sa conscience, est restée sur le registre lïinestfc qui vient de sceller son déshonneur. Les droits cominiuis aux autres femmes n'existent plus pour elle, infortunée paria du vice 1 C'est une créature désormais proscrite, rejetée du monde, maudite de Dieu et des hommes ; l'air qu'elle respire sem"ble souillé de son haleine ; les passants la regardent comme une' chose bonne pour la dérision ou l'injure ; elle ne rencontre autour d'elle dans la ville, sur les visages et dans les cœurs, que ce mot éternellement gravé : Anathème !
Quelques iiUes, se livrant dans la ville à la dé- bauche publicjue, cherchent à décHner l'inscription, tantôt pour défendre ce qu'elles nomment leur hberté, d'autres fois par un reste de pudeur, mais le plus
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souvent encore par ignorance et par abrutissement.
Ceci divise naturellement les prostituées en deux catégories : les filles inscrites et les filles non inscrites ou insoumises.
Parmi les iilles inscrites, il y a encore une dis- tinction à établir entre celles (fui sont attachées à certaines maisons dites maisons de tolérance, et d'autres qui, après avoir fait dans ces établissements un séjour plus ou moins long, travaillent maintenant en chambre et pour leur compte.
Les premières se nomment filles de maison, et les secondes filles libres ou isolées.
Donc, trois classes bien distinctes parmi les pros- tituées, qui répondent, d'ailleurs, .à trois états de civihsation: les filles insoumises, les filles de mai- son et les filles isolées.
Mais ces divisions, quoique fondées en nature et en logique, s'effacent le soir dans les rues, quand les prostituées de toutes classes et de toutes sortes se livrent sur le pavé à leur mouvement ambu- latoire.
Les travaux ont cessé : sur les lourdes fabriques
On ne voit plus fumer les longs tuyaux de briques ;
Le jour a fui : le gaz dans ses tuyaux d'airain
Rallume pour la nuit son soleil souterrain ;
C'est l'heure où sous nos yeux, chauves-souris du vice,
Les filles de Paris commencent leur service :
Les voyez-vous courir pour vendre à chaque pas
Leur jeunesse aux chalands, l'amour qu'elles n'ont pas ?
Dirait-on pas l'enfer de Virgile ou du Dante ?
Ces femmes de hasard, sous la lumière ardente,
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Changent les longues nuits en de ténébreux jours,
Marchent, marchent encore, et puis marchent toujours,
Sur leurs lèvres mêlant le rire avec l'écume,
Usent d'un pied maudit le pavé de bitume,
L'œil au guet, le cœur plein de colère et de pleurs,
Traînant dans le ruisseau leur robe avec des fleurs,
Suivent le long des murs, près des boutiques sombres,
Le flux et le reflux des hommes et des ombres,
Roulant en tourbillon, avec un bruit amer,
Comme des grains de sable apportés de la mer.
Or, chacun passe et rit. Moi, quand je vois ces choses,
Les
spectres
de
)a
joie
et
les
fangeuses
roses